33.1

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De sa main valide, Krisha referma soigneusement la moustiquaire après avoir couché Isaac et Yue. Le petit garçon était déjà presque endormi, mais sa sœur la regardait encore avec de grands yeux lucides.

— Tu as mal, là où tu n’as plus de bras ?

Décontenancée, l’esclave s’immobilisa.

— Assez, avoua-t-elle. Mais cela passera. Tâchez de dormir, s’il vous plaît.

Pour l’y aider, Krisha recula vers la commode sur laquelle trônait le carrousel musical de la fillette, remonta le mécanisme, puis laissa jouer la cantilène circassienne en manière de berceuse. Elle profita de la mélodie quelques secondes avant d’adresser à Yue un dernier regard de bienveillance.

— Puis-je éteindre ?

Yue opina en se tassant contre l’oreiller.

— Bonne nuit, Mademoiselle.

La lampe soufflée, chambre fermée,, la musique emplit l’espace avec délicatesse et lenteur. Bercée par ses accents familiers, Yue sentit le sommeil glisser sous sa peau en un frisson agréable. Cependant, elle lutta, les yeux obstinément ouverts pour s’interdire tout repos. Elle demeura ainsi jusqu’à l’arrêt de la parade de ses équidés de bois ; jusqu’à ce que les échos des chansons que Maleka entonnait à ses filles s’éteignissent ; jusqu’à ce que la voix trop portante de Tara bredouille ses vœux de nuits à Mildred. Enfin, elle se redressa, défit ses draps, sauta du lit avec la grâce silencieuse qu’elle réservait à ses acrobaties les plus techniques et referma la moustiquaire sur son frère assoupi.

Une paire de sandales usées et une cape légère sous le bras, elle se glissa dans l’entrebâillement de sa porte coulissante et avança à pas de danseuse dans la pénombre des galeries désertes du palais.

Il pouvait être onze heures du soir. Yue fureta dans la bâtisse suivant un itinéraire calculé, rebattu, maitrisé. Celui-ci la contraignait à passer d’un étage à l’autre en passant par la façade extérieure pour ne pas croiser les derniers esclaves en service. L’immense figuier, dont les branches allaient jusqu’au balcon d’Ibranhem, l’aidait dans cette entreprise.

Pieds à terre, elle se chaussa et revêtit la cape sous laquelle elle n’était plus qu’une ombre. Fière de son ingéniosité, elle approcha des communs au voisinage desquels se trouvait une trappe, discrète, mais sans verrou, et facile à soulever.

La nuit, les caves étaient sombres, de cette véritable obscurité que ne côtoient ordinairement que les morts.

Yue n’avait jamais eu peur du noir.

Les ténèbres souterraines qu’elle arpentait fleuraient le grain, le fruit macéré, les épices riches et l’olive. Cet amalgame déroutant de senteurs stagnait dans l’air frais à l’instar de poussières volatiles que la fillette pouvait sentir accrocher sa peau. Çà et là, l’humidité se condensait en une très fine pellicule sur la pierre des murs que Yue longeait en les effleurant du bout des doigts. À huit ans, elle avait déjà les mains trop calleuses pour s’approprier toutes les subtilités du relief au toucher. Cependant, elle devinait le motif arcanique en sillons courbes dont toutes les parois étaient ornées.

Au détour d’un énième couloir, une étincelle naissait ; lueur ignée de métal calciné tel qu’en créaient les forgerons sous leurs hottes. Une odeur carbonée supplantait celle des provisions de bouche ; odeur que Yue trouvait aussi agréable qu’étrange.

À l’initiative du mestre, la surveillance s’était assez vite relâchée autour du pensionnaire du sous-sol. Depuis deux décans au moins, à ce qu’en savait Yue, aucun esclave armé – aucun esclave tout court – ne le veillait plus la nuit. Plus récemment, sa prison avait commencé à prendre une allure si plaisante qu’elle paraissait une chambre ordinaire. Plusieurs lampes illuminaient l’espace d’un éclat rougeâtre. Une petite table trônait au centre, chargée de livres. Une chaise très confortable, presque un fauteuil, complétait le dispositif. Un paravent cloisonnait un coin d’intimité au fond la pièce. À peine plus loin, du linge soigné pendait à une tringle mobile. De superbes draps habillaient le lit et un large tapis à poils courts s’étendait sous tout cet ameublement.

Blotti dans un coin de sa cellule, Bard faisait rouler de vieilles billes sous ses griffes. Absorbé par son ennui, il ne remarquait pas Yue.

— Je suis là, se déclara-t-elle.

Il tressaillit.

— Tu devrais arrêter de venir, statua-t-il pour la énième fois. Tu vas finir par avoir des problèmes. Ton père ne serait pas content.

Yue laissa peser un silence hostile.

— Pardon, s’excusa le prisonnier. C’était bête et méchant.

— Je veux plus que tu parles de lui, lui intima Yue.

Le fabuleux assentit avec docilité.

— Qu’est-ce qu’on fait, aujourd’hui ? demanda-t-il pour balayer le sujet précédent.

Elle réfléchit.

— Tu verras, conclut-elle.

De fait, Yue n’avait pas encore de réponse à cette question, mais on lui avait appris à feindre l’assurance jusque dans les situations les plus incertaines. Lorsque qu’elle n’était pas trop émue pour se rappeler de sa formation scénique, elle savait la mettre en pratique dans son quotidien. Cette même assurance l’accompagnait lorsqu’elle décrocha le trousseau suspendu à l’angle d’une paroi et dont la troisième clef de cuivre en partant de la droite était celle de la cage de Bard. Non sans forcer – la serrure prenait la rouille – elle lui ouvrit.

— C’est notre secret, d’accord ?

Bard sourit.

— Notre secret, confirma-t-il.

En ce sens, Bard avait presque autant de secrets qu’il y avait d’habitants au palais. Tous ou presque se croyaient l’être à part qui, de temps à autres, venait l’arracher à sa solitude en toute discrétion. Hiram le voyait quotidiennement et le faisait sortir jusqu’à trois soirs par décan, la tante Adelpha venait souvent radoter à son chevet tôt le matin ; Maleka passait certains après-midi pour lui demander s’il avait besoin de quelque chose ; Ibranhem était passé plus d’une fois l’entretenir de son processus de guérison, prendre des nouvelles de ses ailes ou lui poser des questions sur la magie qui avait pris le dessus sur sa physiologie ; de loin, les jumelles l’avaient déjà l’observé par trois ou quatre fois… secrètement. Seule Mildred n’était pas encore venue lui réclamer sa part de mystère. Depuis longtemps, aucune des trois facettes de Bard n’attendait plus après sa venue.

Ce soir-là, Bard ne s’était pas particulièrement attendu à la venue de Yue mais s’en étonnait pas. Les visites de la petite fille n’avaient de logique que son caprice. Ces surprises récurrentes ne le fâchaient pas pour autant. D’une façon étrange, il préférait souvent sa présence à celle des autres.

Tous deux étaient profondément lésés par les événements qui les avaient menés à cohabiter et une dynamique étrange régissait leurs rapports depuis ; Yue venait passer d’esclave à enfant libre, Bard, de fils de mestre à fabuleux au statut encore indéterminé. L’ascendant changeait de camp, les laissant aussi déboussolés l’un que l’autre. Une sorte de complicité en résultait.

— Vite, le pressa Yue en émergeant de la trappe avant lui. Il est déjà tard.

Il l’imitait en luttant contre l’engourdissement douloureux de ses jambes.

— On va passer par le mur tout à l’ouest.

— Du côté de la ville ? haleta Bard en arrivant à son niveau. Est-ce que… Je sais pas… Tu es sûre de toi ?

— Tu peux retourner à la cave, si tu veux.

Ce disant, elle se remit en mouvement. Suivre cette petite ombre véloce n’était pas chose aisée pour l’être composite qui, en plus de mal maîtriser son nouveau corps, n’avait pas souvent l’occasion de s’exercer.

À l’ouest, la limite du domaine se présenta à eux sous la forme d’un muret épais, haut de quatre pieds. Les bras de Yue n’atteignaient que difficilement le sommet, mais elle se hissa par-dessus d’un bond leste, prenant à peine appui. Bard fit de même, quoique plus difficilement.

— Où est-ce que tu as appris à sauter comme ça ? se résolut-il à demander.

Elle haussa une épaule.

— C’est haut, l’assise d’un cheval, répondit-elle avec détachement. Et y a pas d’étriers sur une selle de voltige.

Malgré le soleil auquel elle s’exposait continuellement, la peau de Yue ne se décidait pas à prendre le hâle. Elle restait blanche au point d’en paraître lumineuse, surtout la nuit. Son œil gauche paraissait un trou noir dans la lumière de son visage. Sous lui, la fine plaie oblique ouverte par la chevalière de Bard le jour de leur rencontre était la seule autre irrégularité de son visage.

— Arrête, s’agaça Yue. J’en ai marre que tout le monde me regarde comme ça.

Le fabuleux détourna la tête.

— Tu te regarderais comme ça aussi, si tu pouvais te voir, se défendit-il.

Sans plus se soucier de lui, Yue avait repris son itinéraire. Après avoir longtemps rasé les bords d’un chemin étroit, parallèle à la route principale, de premiers édifices parurent. Des voix, des chants et des rires s’échappaient encore de certains d’entre eux.

Aidés des prises confortables qu’offraient les toits en escalier, ils se hissèrent au sommet de la ville. Un vent vivifiant les y accueillit. Bard inspira profondément pour profiter de ce privilège trop rare. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Yue lui montrait l’horizon désertique du doigt.

— On va là-bas, décréta-t-elle, le regard perdu dans les dunes de l’Almahar. En volant.

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