41.2

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Yue passa une à deux heures dans son lit sans dormir, sans penser… Elle n’en sortit que lorsqu’Hiram l’y invita. Ils eurent une discussion sérieuse. Non… Hiram lui parla sérieusement. Ses mots ne laissèrent aucune marque tangible dans la mémoire de la petite fille. Cependant, ayant achevé son discours, il l’enlaça et une larme lui mouilla l’épaule. Alors, elle comprit qu’il lui disait adieu. Et une aiguille lui transperça le cœur.

Les jumelles se présentèrent après leur père. Emaëra parla peu et pleura beaucoup. Ismé ne pleura pas, mais cria un peu trop contre sa sœur, principalement pour lui reprocher ses larmes. Un sourire effleura Yue à l’idée d’avoir pu les confondre un jour. L’une était toujours si radicalement le contraire de l’autre… Lointaine spectatrice de leur querelle, Yue se désignait à elle-même leurs innombrables dissemblances. Elles en avaient au moins autant qu’Ibranhem avait de taches sur la peau.

Quelque chose comme l’infini.

Yue dut battre plusieurs fois des paupières avant de se rendre compte que les sœurs l’avaient quittée pour faire place à leur mère. Maleka parla. Yue n’écouta pas. Ne s’étaient-elles pas déjà tout dit de toute façon ?

Le précepteur de Yue ne compléta pas le portrait famille. Son absence brisa encore un peu plus son esprit émietté. Rien n’avait plus de sens en elle. Rien n’existait plus que la douleur familière de l’abandon.

Krisha ne l’aida pas à remettre de l’ordre dans le chaos de ses pensées. Elle lui vint en souriant, mais sans aucune gaité dans la voix, pour lui servir un plateau entier de toutes ses sucreries préférées. Elle l’autorisa à rester assise sur son lit pour manger et la regarda picorer sans appétit, avec de grands yeux humides.

Il y eut une malle, grosse caisse de bois massif sanglée de cuir et enduite de vernis très brillant. Krisha essaya à Yue plusieurs paires de chaussures et plaça les plus seyantes au fond du bagage. Elle sortit de l’armoire quelques tenues ordinaires, les ploya et les rangea de même. Cela lui prit du temps. Quelques effets de toilette, des livres et des cahiers d’exercices suivirent.

De sous le lit, Krisha tira la boite ronde matelassée qui servait d’écrin au carrousel que Yue aimait tant. En l’ouvrant, l’esclave découvrit un petit bouquet de jasmin, sec depuis longtemps déjà, ainsi qu’un petit soldat de bois affublé d’un mouchoir élimé, accommodé en demi cape par-dessus un bras sectionné. Il étira les lèvres de Krisha en un sourire acide, qu’une larme vint saler.

Les reste du désordre se composait d’une plume roussie, quatre grelots à cheveux enfilées sur du fil de broderie usé, un galet blanc en forme de goutte d’eau, un carreau d’arbalète rouillé, des éclats de craies de couleur et un bout de papier maladroitement noirci de trois lettres à peine lisibles : R I N, le premier mot écrit par Yue.

Krisha respira profondément pour contenir son émotion. Elle ne croyait pas raisonnable de lui faire emporter toutes ces choses, mais elle se serait trouvée cruelle de toutes les lui arracher. Elle confisqua le projectile rouillé sans trop de remord et contempla les autres artefacts avec circonspection. En remuant la boite, elle avisa un fragment de roche à bord tranchant, imbibé de sang séché.

— Je veux la garder ! s’exclama faiblement Yue. S’il te plait, je veux… J’en ai besoin.

Soulagée de l’entendre parler pour la première fois depuis son malaise et inquiétée par ses propos, Krisha peina à articuler sa voix.

— Pourquoi en avez-vous besoin, Yue ? D’où vient cette chose ?

— Je veux juste la garder, s’il te plait.

— Vous pourrez la garder si vous répondez à ma question, négocia Krisha.

L’état de panique de Yue se lisait à la frénésie de ses mouvement oculaires.

— Je… je l’ai trouvée dans l’entrée avant qu’elle soit réparée. J’en ai besoin pour… J’en ai besoin. C’est tout.

Krisha n’eut pas le temps de concevoir d’idée précise face à l’aveu qu’elle venait d’obtenir. Elle se contenta de transférer tous les petits trésors de la fillette dans un coffret à clef, cacha le tout au fond de la malle, et empaqueta le carrousel musical dans sa boite d’origine.

Une dernière fois, elle aida Yue à se coiffer. Une dernière fois, elle l’habilla. Le manteau de voyage acheté à Soun-Ko par Hiram, naguère trop grand, lui tombait enfin sur l’épaule avec justesse. Yue avait grandi.

En l’escortant hors de sa chambre, Krisha se demanda si elle aurait encore la moindre utilité au palais sans Yue pour la tenir occupée. Combien du temps lui faudrait-il pour redonner du sens à son quotidien ?

Toute la maisonnée – Ibranhem et Isaac exceptés – occupait déjà l’entrée lorsque Yue et Krisha descendirent précédées de Fareh, qui portait la malle de la petite fille.

— Il n’était pas nécessaire de la pourvoir de tant d’effets, commenta Léopold.

— Nous y tenons, répondit froidement Hiram. Si tout cela vous encombre, nous pourvoirons nous-même au transport.

Le Mestre Collectionneur balaya la proposition d’un revers de main.

— La place ne nous manque pas.

D’un second geste, il fit approcher Yue. Elle s’exécuta avec la rigidité d’un automate. De ce doigté de joaillier qui lui était si propre, Léopold Makara examina son visage. Il lui ouvrit la bouche. Deux dents de lait s’étaient déchaussées. Les nouvelles avaient déjà percé la gencive. Tout allait bien.

— Tu es comme neuve, mon petit rayon de lune, constata-t-il. Remercie tous ces gens d’avoir pris soin de toi.

Elle se tourna vers l’assemblée sans vraiment la voir et s’inclina.

— Je vous remercie tous d’avoir pris soin de moi, récita-t-elle.

Elle formula la même phrase en jerild, puis l’articula en signe. Leopold la regarda faire avec autant d’intérêt que de satisfaction. Elle avait pris de la valeur en son absence.

— J’ai l’intention de faire poursuivre à Yue son apprentissage des lettres, déclara-t-il. Je l’autoriserai à vous écrire les jours de fête, sitôt que son écriture sera décente.

— J’apprécie votre geste, convint Hiram.

À son tour, Bard descendit. Il avait l’air insolemment neutre et portait lui-même son bagage : une valise étroite, sans doute légère. Il évita tous les regards en descendant les escaliers. Cependant, Yue sut qu’il s’adressa à elle lorsqu’il la parole.

— Il dit que c’est trop difficile de te dire au revoir. Il préfère rester dans sa chambre. Ton précepteur, lui, il s’est disputé avec ses employeurs et il est allé prendre l’air avec son oiseau.

Les traits de Yue se tordirent. Son cœur aussi0

Léopold toisa le fabuleux avec sévérité.

— Tu manques d’humilité pour un esclave, fit-il remarquer au garçon. Nous tâcherons d’y remédier.

Le coup était porté, aussi bien à l’égo de Bard qu’à celui de sa mère et de sa tante.

— Il est tard, statua Léopold. Allons-y.

Les portes leur furent ouvertes. Le ciel les prit sous ses nuages. Derrière eux, une famille naguère unie achevait de se décomposer.

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