45.1

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La première nuit de Yue à la baronnie fut sans sommeil. Elle scruta le cadrillage des poutres au plafond, le mobile papillon près de la fenêtre et la fée veilleuse sur la commode, tour à tour, du coucher au lever du soleil.

Plus tard, debout au milieu d’une chambre encore étrangère, les paupières et le cœur lourds, elle fouilla ses souvenirs de la veille en quête d’un ordre à exécuter, une consigne à suivre ; devait-elle s’habiller ? sortir de sa chambre ? ranger ses affaires ? dans quel ordre ?

La porte grinça, lentement, omineuse. Yue recula jusqu’au coin de la pièce, s’y prostra. Sous ses yeux agités, le baron entra, l’air de ne pas faire attention à elle. Autour de lui, les meubles paraissaient plus petits, presque autant que ceux d’une maison de poupée. Et Yue se sentit subitement minuscule.

— Viens t’assoir, ordonna-t-il en tirant le tabouret de sous la coiffeuse.

Il ne pouvait s’adresser qu’à Yue, pourtant, celle-ci hésita à approcher.

— Tu sauras que je n’aime pas me répéter.

Ainsi rappelée à l’ordre elle traversa la chambre à petites foulées silencieuses et prit place en face de lui, raide et nerveuse. Sans mot dire, il la tourna vers le miroir ovale et lui détacha les cheveux pour les lui démêler, patiemment, mèche par mèche : un moment d’une étrangeté qui la sidéra.

— J’espérais que tu aies gagné un peu d’autonomie chez mon beau-frère, mais je constate que tu ne sais toujours aussi embarrassée de ta personne.

Puisqu’il ne posait pas de question et que, quand bien même, Yue n’aurait pas su quoi répondre, elle se tut.

— Ici, tu vas devoir apprendre à te préparer toute seule. Tu n’auras pas de domestique pour t’aider. Ils ne sont là que pour entretenir tes vêtements, pas pour te les passer. Il y aura toujours du linge propre, repassés et adaptés à la saison dans ton armoire. Tu es libre de choisir ceux qui te plaisent tous les jours, sauf si nous sortons ou recevons. Là, je choisirai pour toi. Tu prendras soin de tout ce que tu portes, de tes manteaux à tes épingles à cheveux, et tu changeras de tout autant de fois que nécessaire au cours de la journée pour toujours être présentable. Tu entends ?

— Oui, Monsieur le baron.

Les mots s’échappaient difficilement de sa gorge enrouée, de ses lèvres encore ensommeillées qui aplatissaient les consonnes.

— Articule.

— Oui, Monsieur le baron, se reprit-t-elle.

La liste de ses directives fut encore longue. L’attention de Yue décrut malgré les avertissements qui sourdaient sous chacune d’elle. Sa nuit blanche la rattrapait. Ses yeux et ses oreilles se fermaient, bercé par la constance de la voix grave, la régularité et la délicatesse des passages de la brosse…

Ses cheveux tirés en arrière ; la douleur, une vague sous la peau et une raideur dans le cou. Au-dessus des siens, les yeux bleus du baron, immenses comme le ciel, l’accablaient de reproches. Le cœur de Yue battit si fort qu’il la secoua tout entière.

— Lorsque je prends le temps de m’occuper de toi et de te parler, tu es priée d’être attentive, l’admonesta-t-il. Je suis ici pour t’aider à devenir un peu moins incompétente au chapitre de l’autonomie. Est-ce que je perds mon temps avec toi ? Tu peux te débrouiller seule, peut-être ?

Yue secoua frénétiquement la tête.

— Non, Monsieur le baron.

Il relâcha sa prise. La tête de Yue rebascula en avant dans un cliquetis de vertèbres et un vertige. Le miroir lui renvoya l’image pitoyable d’une petite fille effrayée, au visage rouge et aux joues mouillées. Elle tremblait encore quand le baron, aussi impassible que s’il ne s’était rien passé, finit de lui attacher deux couettes parfaitement symétriques de part et d’autre de la nuque.

— Ouvre le tiroir de droite, en face de toi.

Yue eut à peine assez de force pour agripper la poignée et dut redoubler d’effort pour obéir. À l’intérieur, elle trouva des rubans de coton, de soie, de velours, de dentelle, soigneusement triés par couleur et motif. Le baron en prit une paire en satin rayé rouge et blanc.

— Je suppose que ceux-ci te plaisent.

Son ton et ses gestes radoucis donnèrent à Yue l’illusion d’avoir rêvé sa réprimande.

— Tu peux en choisir d’autres, si tu en vois que tu préfères.

Elle réexamina le contenu du tiroir sans bien y voir à travers sa confusion, puis s’appliqua à articuler que le choix du baron lui convenait. Il noua le premier en papillon dans ses cheveux, méthodiquement, en expliquant le procédé étape par étape, puis lui confia le second pour qu’elle mit à profit sa leçon particulière. Yue n’ayant jamais été particulièrement habile de ses doigts, il lui fallut plusieurs essais pour réussir, dans le bon ordre, à glisser la bonne extrémité sous la bonne oreille et tirer juste assez pour ne pas tout défaire.

Au lieu des félicitations qu’elle espérait, l’ombre d’un sourire aux lèvres, le baron, sans humeur, la pria de recommencer. Une fois, trois fois, cinq fois. Son nœud devait être identique à l’autre.

La bande de tissu froissée par les tentatives répétés ne se ressemblait déjà plus à la septième tentative. À la dixième, Yue désespérait de réussir, larmoyait, reniflait et étouffait de retenir ses sanglots.

— Calme-toi, et recommence.

Yue défit son dixième nœud, essaya de se ressaisir, échoua ; le découragement eut raison de tout le reste. Tout en sachant que le baron risquait de se remettre en colère, peut-être de la frapper, elle renonça :

— Je vais pas y arriver, maugréa-t-elle. Je veux plus essayer.

Accoudé à la commode, le baron la toisa d’un regard opaque.

— Tu as le défaut des personnes talentueuses, asséna-t-il. Tu fais ce que tu sais faire avec aisance depuis trop longtemps, alors tu trouves la difficulté insupportable. N’est-ce pas ?

Yue se frotta les bras pour chasser un frisson et tourna la tête pour se dérober.

— J’avais presque oublié à quel point tu pouvais te montrer difficile.

Il se replaça derrière elle, sortit un ruban lisse du tiroir pour remplacer celui que Yue finissait de chiffonner au creux de son poing et paracheva sa coiffure d’un nœud parfaitement identique au premier. Ils s’observèrent l’un autre par reflets interposés.

— Je ne suis pas idiot. Je sais que je n’obtiendrai rien de toi si tu es constamment à bout de nerfs.

Il lui tira les épaules en arrière et lui leva le menton, rectifia encore quelques détails de sa posture et de sa coiffure.

— Je serai patient. Exigeant, mais patient.

Sur cette promesse, il lui fit choisir une robe, rouge à col blanc pour l’harmonie des couleurs, un peu grande pour Yue mais jolie, des bas de coton pour lui tenir chaud et des chaussures vernies pour compléter la tenue. Une fois habillée, elle reçut un dispositif essentiel à Haut-Castel : une montre de poignet.

Yue savait à peu près lire l’heure. Bientôt, elle apprendrait, non seulement à la lire parfaitement, mais à ne jamais la perdre de vue.

À sept heures, le petit-déjeuner. À sept heures et demi, promenade. Huit Heures moins le quart, lecture. À huit heures et demi… Ce matin-là, la petite reçut la visite d’un médecin, pour un bilan complet, d’un tailleur pour ajuster et compléter sa garde-robe, ainsi que de sa nouvelle préceptrice à la bouche mince et au sourire ridé, venue prendre la mesure de ses connaissances.

Celle-ci se spécialisait dans l’accompagnement d’enfants à l’éducation incomplète, souvent pour des raisons de santé. Elle recevait ses élèves chez elle, jamais de plus de trois à la fois, et leur enseignait jusqu’à remise à niveau, telle que définie par le programme de l’école commune pour leurs âges respectifs. Ses deux grands fils l’aidaient dans son entreprise, l’aîné duquel se trouvait être draconnier. Il pourrait, à condition que Yue soit sage, lui apprendre à voler.

Cette perspective disposa merveilleusement Yue pour la reprise de ses études.


Levé à l’aube, Bard avait eu droit à un déjeuner frugal, une douche froide, un uniforme – celui du mort – puis à la corvée d’eau.

— En gros, lui avait expliqué Cha, y’a plusieurs tonneaux à remplir à la pompe et un chariot pour les traîner deux par deux jusqu’à la chaufferie. Je te fais pas un dessin, il y a des chaudrons, faut faire bouillir l’eau. Jusqu’à midi, d’autres esclaves vont venir s’approvisionner pour les bains, la laverie, le ménage… Tu te débrouilleras très bien.

Bard s’était débrouillé. Tout juste. Perclus et mouillé, il était retourné à leur cabane pour se sécher. Hélas, depuis longtemps déjà, le feu avait consumé leur maigre buche quotidienne. Le froid s’était fait d’autant plus mordant au-dedans que le soleil n’avait aucune influence entre les quatre murs alloués aux fabuleux. Trop fatigué pour s’en soucier, Bard s’était couché et rendormi.

Cha mit fin à sa sieste une heure plus tard.

— T’as raté la mangeaille, lui apprit-elle en s’affalant sur son propre lit. Je t’aurais bien ramené ta part, mais j’ai pas trop le droit de faire ça.

Bard balaya cette nouvelle d’un soupir grognon qui fit glousser la sang-mêlé.

— T’as pas l’air très solide, le plaignit-elle.

— Je ne le suis pas, admit-il.

Cha examina soucieusement ses propres mains. Elle avait la peau brûlée par l’eau de chaux dont elle venait de blanchir les statues du jardin.

— Va falloir le devenir vite ou tu vas morfler, gamin.

— Gamin ? s’offusqua Bard en se redressant. J’ai plus de treize ans !

— Le grand garçon ! se moqua-t-elle.

— Tu n’as pas l’air beaucoup plus vieille que moi.

— J’ai dix-sept ans, je te ferais dire. Et ma Mère avait genre deux-cent ans quand elle m’a eue.

— Je ne vois pas ce que ça change.

— Parce que t’as pas malin, voilà. J’parie que tu servais en intérieur avant, chez des gens chics. En plus de pas être solide, tu parles comme un je-sais-tout.

Une trombe de poussière tomba du plafond et le visage de Cha se ferma brutalement.

— Oh, merde, jura-t-elle en se relevant.

Une ombre obstrua le carré de lumière offert par l’entrée. La silhouette musculeuse du Veilleur se dessinait dans l’embrasure. Bard jugea bon de se lever à son tour.

— Je t’ai demandé de déplanter les ronces sauvages de l’aire de jeu il y a déjà deux jours. Si la protégée du baron vient à se blesser à cause de ta négligence, je te tiendrai pour responsable au même titre que si tu avais levé la main sur elle.

— J’ai essayé de le faire, mais le sol est encore trop gelé, se défendit Cha. C’est presque impossible à creuser.

— Tu as dit presque, souligna le Veilleur.

Le message était clair. Cha secoua son tablier et quitta la cabane en proférant des insanités à voix basse. Le Veilleur, lui, ne bougea pas.

— Je constate que tu as trouvé tes marques.

— Cha m’a aidé, la crédita Bard. Beaucoup.

— Dans ce cas, tu devrais probablement l’aider à ton tour. Le sol est bel et bien gelé.

Bard comprit et, pour fuir le Veilleur plus que pour lui obéir, se précipita dehors.

Ils ne furent pas trop de deux pour déloger les ronces litigieuses de leur lit. Elles avaient insolemment poussé au milieu d’un grand carré d’herbe structuré par un grand arbre. Celui-ci soutenait une plateforme d’observation, reliée au sol par une longue échelle. Plus loin, une épaisse branche maintenait en suspension deux balançoires. Un jeu de croquet était solidement implanté dans le sol. Non loin, il y avait aussi une cabane, ou plutôt, une maison de poupée géante munie d’une table en terrasse sur laquelle une vielle dinette prenait la poussière.

— Il y a eu des enfants, ici, avant Yue ? s’enquit Bard entre deux coups de pioche.

Il en manipulait une pour la première fois de sa vie et s’en sortait assez mal. La pointe ne tombait jamais très loin de ses orteils.

— Y a eu une gamine, oui. C’est une histoire scabreuse. Tu veux l’entendre ?

— Je veux bien.

— Allons-y, alors. D’abord, faut savoir qu’il y a une sorte de trou dans le plan de la baronnie : cinq hectares qui lui appartiennent pas, mais qu’il essaie d’acheter d’puis des années. En tout cas c’est ce que m’a dit Cresside. Le problème, c’est que c’est d’une terre de vielle famille qu’on parle : celle des Vassaret. Même sans un sou et criblés de dettes, ils ont toujours refusé de vendre le plus petit bout de jardin à Mestre Makara. Un jour, la vérole s’y est mise. Une hécatombe, dans le pays, je te raconte pas… Le seul à avoir survécu chez les Vassaret, c’est un de leur héritier. Pour sauver sa terre des vilaines mains du baron, il a épousée Denève Ophrat. Elle avait pas de titre, mais beaucoup d’argent.

— Classique. Même les plus vertueux ont du mal à résister à une belle dot.

— Ton ancien mestre aussi s’est marié pour l’argent ?

Bard songea à son père qui, sans être son mestre, pouvait y être assimilé, au mariage d’intérêt qui l’unissait à sa mère… Ses parents, eux, devaient déjà l’avoir oublié.

— En quelque sorte. Je crois que même les hommes qui se donnent l’air vertueux résistent mal à une belle dot. Mais je vois toujours pas le rapport avec tout ce jardin d’enfant.

— J’y viens. Denève était déjà veuve de son premier mariage. Celui avec Vassaret a duré moins d’un an avant que le bougre meure d’une attaque de cœur. Y a pas eu grand monde pour croire à un mauvais coup du sort, si tu vois ce que je veux dire.

— Elle l’aurait… empoisonné ?

— Un truc dans ce goût-là.

Un peu romanesque, songea Bard. Le veuvage pouvait frapper deux fois la même personne pour une foule d’autre raisons que la propension au meurtre.

— En tout cas, poursuivit Cha, Madame Vassaret est devenue le nouvel interlocuteur du baron dans l’affaire du domaine enclavé et… ils se sont plus.

La pioche de Bard ripa et le déséquilibra, provoquant sa chute et l’éclat disgracieux du rire de Cha.

— Quoi ? Tu pensais que le baron était puceau ? le railla-t-elle.

— Non, je…

Il se releva maladroitement.

— Je me doutais qu’il devait avoir des amantes, mais de là à penser qu’il aurait un bâtard…

— J’ai pas dis qu’il en avait. Le sexe, ça sert pas qu’à faire des bébés, tu sais ? Il parait même que certains le font seulement pour le plaisir.

Bard se reconcentra sur sa pioche pour lutter contre l’embarras qui lui brûlait les veines.

— Du coup, reprit Cha, ces deux-là ont fait une sorte de trêve, histoire de pouvoir se prendre les cuisses sans se prendre la tête, tu vois ? Mais la dame Vassaret, ça lui suffisait pas ! Elle a fini par lui demander son nom !

— Tu veux dire, un mariage ?

— C’est ça. Ç’aurait été son troisième. Le premier l’avait rendue riche, le second l’avait rendue noble, elle voulait que le troisième la rende heureuse. En tout cas, c’est ce que dit Cresside.

Elle donna un coup de pelle rageur dans la terre concassée et vint ainsi à bout d’une première racine.

— Dans tout ça, Denève, elle avait une fille de son premier mariage : Aline. Le Vicomte de Vassaret l’avait adopté avant de mourir, puis Denève l’a un peu imposée à Mestre Makara en s’accoquinant avec lui. Elle espérait que le baron tombe sous le charme de sa gosse : une petite blonde aux yeux bleus, comme le baron, qui rêvait de devenir Collectionneuse. Je crois qu’il l’aimait un peu bien quand même. Il lui a fait une chambre, acheté tout plein de robes… Je sais qu’il y a une remise pas loin du castel avec plein de jouets à elle dedans.

— Qu’est-ce qui s’est mal passé ?

— Bah… Le baron, c’est le baron. Il aime pas spécialement les enfants, au bout du compte. Puis son amante commençait à le lasser et il avait toujours ses intérêts en tête. Tu sais. Les cinq hectares.

— Je vois. Retour à la case départ, alors ?

— Presque. Y a encore cette foutue aire de jeu et ces foutues ronces. Je sais pas pourquoi personne s’en est occupé avant nous. Normalement, tout doit être parfait, ici, surtout quand c’est pas loin de la maison des mestres.

— Cette histoire n’est pas si scabreuse que ça, à bien y réfléchir, commenta Bard. Le baron et la vicomtesse se sont aimés tant qu’il le pouvait, puis ils se sont quittés, sans se compromettre.

— Tu trouves ? C’est surement parce que tu les as jamais entendu forniquer. Y a beaucoup d’écho, dans la région. Tout ce bruit, c’était honteux.

Un nouveau coup de pioche mal placé déséquilibra Bard qui faillit remordre la poussière.

— Tu vas défaillir toutes les fois que je vais parler de cul ? À ce compte-là, j’arrête de parler.

— Tu peux aussi me parler d’autre choses, comme de ton plat préféré ou un livre que t’aime bien…

Le rire de Cha s’essouffla brutalement.

— Quand on m’a sectionné les crochets et cautérisé les canaux à venin, le poison s’est accumulé dans ma bouche et j’ai perdu le sens du goût. J’avais deux ans. Et je sais pas lire, alors la seule fois que j’ai touché un livre, c’était pour le ranger. Mais toi, Bard, c’est quoi ton plat et ton livre préféré ?

Affreusement gêné, il fixa ses mains.

— Je ne voulais pas te vexer, s’excusa-t-il.

Elle se remit au travail en silence.

— Je te demande sincèrement pardon.

— C’est ça. Va t’occuper ailleurs, je vais finir.

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