49.2
Son attelage était de quatre qilins. Une dizaine de porte-sabres l’encadrait solennellement, ainsi qu’une rangée de serviteurs. Lorsque le cocher descendit de son banc pour ouvrir à la comtesse de Tem, le baron avait achevé d’asseoir ses convives et attendait son invitée d’honneur à quelque pas de sa voiture. Yue l’accompagnait, sage et attentive.
Quelque chose de lumineux s’échappa de l’habitacle en même temps que So Hae, qui lui dessina comme un halo autour du corps ; peut-être l’éclat d’obsidienne de ses cheveux, l’or de ses joyaux et la richesse de ses soieries, tous sublimés par le soleil ? Son image prit au piège les yeux fascinés de Yue, lui accéléra le pouls.
Son pas était d’une légèreté fantomatique et son visage d’une placidité sculpturale. Aucune émotion n’avait d’empire sur ses traits. Maigre et pâle, So Hae était dans son habit de parade comme dans un suaire, morte et vivante. C’était peut-être en cela qu’elle ressemblait le plus à son fils.
Yue se surprit à prendre la main de Léopold pour se rassurer. Il ne la repoussa pas, alla jusqu’à lui serrer la main en retour. Son cœur ralentit un peu, son visage rougit beaucoup.
En hôte civil, Léopold présenta ses respects à la comtesse. En retour, celle-ci se contentant de fixer l’enfant sans mot dire.
— Vous devez être fatiguée, supposa Léopold. Désirez-vous vous retirer dans un appartement ou prendrez-vous le goûter avec nous ?
So Hae parlait le Réel aussi bien que son xe-en natal, mais comme beaucoup de Li-Hore issus de l’aristocratie, elle ne donnait à entendre le son de sa voix qu’en de certaines circonstances – dont celle-ci n’était pas.
— Je vous suis, signa-t-elle.
Yue se sentait infiniment petite tandis qu’ils longeaient tout trois l’enfilade pour gagner le jardin. Quatre gens de la comtesse ployaient l’échine dans leur sillage, chargés, l’un d’une immense ombrelle, les autres de mets sucrés pour enrichir le menu de quelques saveurs d’Haye-Nan.
Enfants et adultes goûtaient à part. Yue dut en rester à cette première impression, sans avoir seulement entendu la voix de sa grand-mère.
Avant de s’attabler, elle alla au secours de Bard qui, tapis dans l’ombre, ne savait plus quoi faire de sa personne.
— J’ai oublié de t’expliquer, s’excusa-t-elle. La table, tout près de la haie, c’est pour les hauts employés, ceux qui accompagnent les enfants sans être parents, comme les précepteurs ou les gouvernantes. Il y a ton nom à ta place.
— Alors… je suis haut employé, maintenant ?
— Je crois. Pour aujourd’hui, au moins. Je demanderai au baron pour après, mais il m’a déjà beaucoup grondée pour l’invitation, alors je peux pas promettre.
Le laissant à ses espoirs confus, la petite se hâta – sans courir – vers sa place à la table des enfants de sorte que le service put commencer. Assise au bord de son siège trop grand, trop haut, elle passa un très mauvais moment à se surveiller pour faire montre des meilleures manières.
Puis ce fut l’heure. Le soleil se couchait encore tôt en ce début de printemps et personne ne songeait à courir les chemins pierreux et les routes venteuses passé la brune. De la demie à six heures juste, le temps de faire avancer les voitures, de rendre les manteaux et dires les dernières mondanités, la fête prit fin. Ne restait au castel que l’énigmatique comtesse qui devait y séjourner jusqu’au lendemain.
Tandis que les domestiques s’appliquaient à défaire le décor et enlever les tables, So Hae se faisait installer pour la nuit et Yue réapprenait à respirer, seule dans sa chambre. Son répit ne dura pas, car elle dut vite se changer ; revêtir ses vêtements ordinaires pour, dans un premier temps, faire les devoirs dont elle n’était pas dispensée, puis pour dîner. Elle avait à peine sorti son écritoire que deux coups furent frappés à sa porte. Celle-ci demeurait presque toujours ouverte mais, par principe, le baron s’annonçait toujours de cette façon lorsqu’il venait visiter sa chambre. Yue se leva à son approche.
— Je viens te féliciter, annonça-t-il. Tu as très bien joué ton rôle, aujourd’hui. J’en suis très satisfait.
Elle en crut à peine ses oreilles.
— Pour de vrai ? douta-t-elle.
— Oui, et je tiens à récompenser tes efforts de la journée. Ce soir, tu pourras veiller un peu pour rédiger ton courrier à l’adresse de ton ancien tuteur, et je l’enverrai dès demain sans le relire, fut-il faux ou raturé.
Cette fois, le regard de Yue s’illumina pour de bon. Une joie immense la submergeait. Pour un peu, elle se serait jetée dans les bras de Léopold.
— Merci beaucoup, bredouilla-t-elle, toujours incertaine de son bonheur.
— Pour faire bonne mesure, tu seras exemptée d’école demain matin, de sorte que tu pourras te reposer. Ce qui ne te décharge pas de tes devoirs.
— Compris, opina-t-elle. Je m’appliquerai bien.
— Ravi de l’entendre. Viens, à présent. La douairière t’attend.
Yue se renfrogna.
— Pourquoi ? s’enquit-elle.
— Pour te parler, voyons. Tu penses bien qu’elle n’est pas venue d’Haye-Nan pour te regarder de loin.
— Mais pour me parler de quoi ?
— Nous allons le savoir tout de suite si tu finis tes questions et que tu viens avec moi.
☽
So Hae s’était changée et appropriée le fumoir, vite encensé par l’opium qui brûlait au bout de son interminable pipe. Yue toussa la première bouffée de cet air vicié dont l’âcreté ne lui était pas tout à fait inconnue. Sa réaction attira sur elle le regard de la comtesse, un regard à la fois intense et vide. Il mit Yue mal à l’aise au point de la faire reculer d’un pas.
Le baron ouvrit une fenêtre et invita Yue à s’en approcher pour mieux respirer. Quant à la baronne, elle éteignit sa pipe et la mit de côté.
Les deux adultes prirent place dans les fauteuils jumeaux. Yue resta debout, le doigts emmêlés et crispés dans son dos.
— Pauvre âme, prononça So Hae après un long silence en la dévisageant. À la fois si grande et si petite… Tu es un bébé, engendré par un enfant.
Yue l’entendait parler pour la première fois et la force de sa voix l’effraya. Elle portait exagérément, comme pour s’adresser à une foule immense, et avait des accents de poésie.
— Tu as ses yeux, poursuivit-elle. C’est insultant. Qu’as-tu fait pour rendre le gauche si clair ?
Il y avait longtemps que personne ne l’avait plus blâmée pour son hétérochromie. Quelque temps, Yue avait presque oublié d’en avoir honte. Baissa la tête pour cacher son visage.
— Je sais pas.
— Voilà qui est pire. Es-tu seulement humaine ?
Yue hésita.
— Oui, Madame. Papa m’a expliqué que…
— Retire ce mot, la coupa abruptement So Hae. Une bâtarde née d’une infamie n’a d’honneur à sauver qu’en rejetant père et mère. N’appelle plus jamais Yo Rin de cette façon.
Le visage de Yue prit le teint de la confusion.
— Pourquoi je dois pas l’appeler papa puisque c’est mon père ?
So Hae soupira. Son regard vide s’emplit d’un sentiment hideux, qui prit Yue à la gorge.
— N’as-tu jamais appris à t’exprimer correctement ? Tes phrases n’ont aucun sens et ta diction est pitoyable.
Yue ne trouvait rien à dire, quand bien même elle se serait sentie capable de parler. Léopold vint à son secours.
— Je vous l’ai dit, Yue est très attachée à son géniteur. Croyez-le ou non, cet attachement est réciproque.
— Vous ne me ferez pas croire cela. Yo Rin ne sait pas aimer. Il n’a jamais su et ne saura jamais.
Yue s’étonna. Entendre le nom de son père de la bouche de So Hae lui fit réaliser qu’elle ne l’avait jamais prononcé correctement.
— Veuillez croire qu’il a mûri, avança Léopold.
Ce à quoi So Hae répondit par une monosyllabe dédaigneuse.
— Écoute-moi attentivement, Yue, reprit-elle.
Ce nom là aussi changeait de sonorité dans sa bouche.
— Yo Rin s’est égaré très jeune et n’a jamais su reprendre le droit chemin, sans quoi il aurait eu la décence de se donner la mort et de t’emporter avec lui. Celui que tu appelles papa était à peine plus vieux que toi la première fois qu’il a pris la vie. Avant cela il ne l’avait même jamais respectée. Sais-tu seulement ce qui a précipité sa déchéance ? Il a abusé d’une jeune fille, comme il a abusé de cette putain qui t’a mise au monde.
— Vous devriez peut-être modérer vos propos, Madame, intervint Léopold.
— Je me passerai de vos conseils, répliqua la comtesse. J’ai trop pardonné à ce fils indigne. Je n’y puis rien s’il a été trop orgueilleux pour sauver ce qui restait de son honneur. Si je suis ici, c’est pour parler à sa bâtarde. Je désire qu’elle sache la vérité sur celui qui l’a mis au monde.
— À quoi cela vous avance de lui donner votre version d’une histoire dont elle ne savait rien après vos efforts acharnés pour étouffer ce scandale ? Je ne vous soupçonne pas de le faire par affection pour elle.
Une sorte de pantomime se joua entre eux, un bout de conversation qui ne passa ni par les mots ni par le signe, qui ne fut que respirations et jeu d’expressions.
— Je me trompe peut-être, reprit Léopold. Vous devez bien l’aimer un peu pour avoir fait un si long voyage en son honneur. L’adopteriez-vous ? Il est vrai que j’aurais du mal à m’opposer à l’exercice de vos droits du sang s’il vous plaisait de la reconnaître. Irez-vous jusque-là ou avons-nous fini de discuter ?
So Hae se fendit d’un sourire millimétré, sans joie.
— Si je voulais vous la prendre, Léopold, ce serait fait depuis longtemps. Ne me provoquez pas.
Sur ses mots acides, la comtesse ralluma sa pipe.
— Tu peux retourner dans ta chambre, permit le baron à Yue. Dis au revoir à la comtesse.
— Au revoir, Madame la comtesse, répéta machinalement Yue.
Faire bouger sa jambe s’avéra plus difficile. Elle rasa les murs jusqu’à la porte du fumoir. Une fois sortie, elle céda à l’envie de courir jusqu’à sa chambre, des larmes dont la raison précise lui échappait au coin des yeux.
Annotations