52.2
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Neuf coups.
Bard n’avait jamais été fouetté et peinait à se figurer ce que neuf, ou seulement trois coups de fouet pouvaient être. Cha, dont l’expérience était tristement plus complète, tâcha de lui débrider l’imagination.
— Ça dépend de plein de choses, expliqua-t-elle tandis qu’ils se défroissaient les jambes en retournant à leur cabane. Y a plusieurs types de fouet et plusieurs types de fouetteur. Quand j’étais petite, j’ai aussi eu droit à ce que le mestre appelle la corde. C’est un fouet court et plutôt épais. Et il est en chanvre, pas en cuir, alors à moins d’être manié par un enragé, c’est pas si terrible. Il laisse pas de marques longtemps. Plutôt réservé aux gamins, du coup. Les humains ont quand même droit au bâton plus souvent qu’au fouet, mais pour nous, c’est presque toujours aussi horrible que tu peux l’imaginer : ça peu creuser la chair profond, un fouet, et ça fait super mal. Y en a qui s’évanouissent et c’est pas plus mal, au fond. On a droit à des soins, après, si ça peut te rassurer, mais ça peut faire mal aussi.
Elle racontait cela d’une voix insensément calme. Bard, lui, se décomposait.
— Je suis pratiquement humain, rappela-t-il d’une voix inégale. Et je n’ai que treize ans.
— Treize ans, c’est plus que douze. T’es plus un gamin, ni un mestre, ni un humain.
La veille, Bard aurait donné n’importe quoi pour l’entendre reconnaître ne fusse qu’une de ces trois choses.
— Il y a aussi du cas par cas, poursuivit Cha. Les fabuleux au physique avantageux sont presque jamais punis physiquement, pour pas les empêcher d’être revendu en maison close. Il y a des jours où je me dis que…
Elle s’interrompit si abruptement que Bard en eu le souffle coupé.
— Oublie ce que j’ai dit, se ravisa-t-elle. Tu viendras me voir de temps en temps, à la ménagerie de la mestresse ?
Il se renfrogna.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Bah… T’as pas entendu le mestre ? Je change de secteur.
— Tu parles comme si tu allais travailler à l’autre bout du monde.
Cha se fendit d’un sourire indulgent qui ne lui ressemblait guère.
— T’as aucune idée de la taille que fait la baronnie, je me trompe ? Pauvre âme, le railla-t-elle gentiment. Qu’est-ce que tu vas faire sans moi ?
La question attrista véritablement Bard. Il entrevoyait subitement sa vie d’esclave sans Cha et en concevait des terreurs innommables. Personne d’autre qu’elle n’avait cherché à se lier avec lui. Pas plus qu’il n’avait cherché à se lier à d’autres qu’elle.
Une larme tomba de la paupière de l’adolescent.
— Pleure pas, soupira Cha. Ça sert à rien, maintenant.
La sang-mêlé leva les yeux, bien avant que les sens de Bard ne lui fissent comprendre pourquoi.
Un monstre.
Il tomba du ciel comme un météore ; son impact au sol propagea une onde violente. Il était à quatre pattes aussi haut qu’un homme levé. Ses ailes déployées l’élargissaient de près de six mètres, noires de plumes et subtilement réhaussées de bleu. Les mêmes reflets glissaient sur la rase fourrure de son corps lupin. De puissants muscles jouaient sur sa robe hybride. Sa queue, un panache à poils longs terminé par un éventail de plumes, circonvoluait au-dessus de lui jusqu’à chatouiller son buste de corbeau. Son bec sombre se refermait sur des crans de scie, tels des crocs d’acier.
Bard était pris entre ses instincts de combat et ses envies de fuite.
— T’emballes pas, l’arrêta Cha en le voyant reculer. C’est juste le Veilleur. Tu l’as jamais vu sous cette forme ?
Comme si ses paroles avaient conjuré la créature, elle se mua presque instantanément en homme, ne gardant de la chimère que les longues ailes noires qui, supplantant les bras, voilaient le Veilleur d’une robe de plume.
— Finissons-en rapidement, suggéra ce dernier de sa voix la plus caverneuse. À genoux.
L’idée même de reprendre cette position fit mal aux deux adolescents. Conscients, pour autant, qu’ils avaient tout intérêt à obéir, ils s’infligèrent docilement la torture du sol pierreux sur leurs articulation déjà meurtries.
— Vous êtes deux imbéciles ! les fustigea le Veilleur. Vous me faites perdre mon temps, mon énergie et ma patience ! Je vais sérieusement vous écorcher !
— C’est pas juste, on voulait seulement aider la mestresse, elle avait l’air désespérée !
— La ferme, Natacha, je parle ! aboya le Veilleur. Je te parle, à toi qui refuses obstinément d’apprendre la leçon ! Quand comprendras-tu que tes foutues bonnes intentions n’ont aucune valeur pour le baron ? Il n’aurait aucun scrupule à sa débarrasser de toi ! Et qui te rachèterais ? Une demi-moroaică illettrée, têtue et impertinente, marbrée de cicatrices, tu connais beaucoup de mestres qui en voudraient, toi ?
— J’veux pas d’un autre mestre ! protesta-t-elle. Ni du baron, en fait ! Alors tant pis si personne veut de moi !
Le Veilleur poussa un soupir rauque.
— Ne fais pas semblant de ne pas comprendre. Si personne ne veut de tes droits de vies, tu n’as plus droit à la vie. Vous avez été vus en train suivre Mademoiselle Yue dans l’ombre et revenir avec son corps inerte. Les pires rumeurs ont circulé en quelques heures. Un autre mestre que le baron vous aurait fait ouvrir la gorge sans sommation. À quoi vous pensiez ? Les fabuleux n’entrent pas chez les mestres, ne parlent pas et ne touchent pas aux mestres ! Si c’est avec le fouet qu’il faut vous le dire, alors nous allons avoir une très longue discussion tous les trois !
Cha ne se risqua pas à répliquer une seconde fois. Bard lui en fut reconnaissant et le Veilleur un rien plus calme.
— À la prochaine incartade, prévint-il, vous serez fouettés sans pitié. Pour cette fois, j’ai l’accord du baron pour réviser votre punition. Vous resterez ici, à genoux et en silence jusqu’à ce soir. Vous jeunerez trois jours complets et serez privés de bois de chauffage jusqu’à la prochaine lune. Je ne veux pas entendre la moindre plainte. Quant à toi, adressa-t-il à Bard, prépare-toi au pire. Je vais t’apprendre à voler.
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