53.1

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Les jambes de Cha n’étaient plus tout à fait les mêmes depuis qu’elle avait passé un jour entier les rotules enfouies dans la caillasse. Marcher trois lieues dans le noir pour rejoindre son nouveau logement n’avait rien arrangé à son cas. Il lui arrivait de boiter quand fatiguée ; souvent, donc.

Loin de tout, Cha travaillait seule à la ménagerie de Yue : un bâtiment spacieux, lumineux et fleuri. Il offrait plus d’espace à chaque pensionnaire chimérique que la sang-mêlé n’en avait dans la resserre où elle dormait. Aussi, se faire quotidiennement mordre et griffer n’était pas ce que sa nouvelle condition avait de pire. Être logée à l’égal d’un outil la blessait davantage.

La veille au soir, elle avait eu à déloger un rat tapageur de sous un baquet hors d’âge où il avait élu domicile. La dépouille du rongeur gisait depuis au fond de son panier tressé entre deux chiffons, prêtre à être offerte en collation aux serpents de la collection. Elle allait justement leur porter lorsque le hennissement d’un équidé la fit retourner. Un étalon bai, qu’elle reconnut sans mal, approchait à petit trot, monté par le baron et sa protégée. L’esclave leva les yeux au ciel avant de les clouer au sol.

Arrivée à destination, Yue quitta sa posture d’amazone d’un bond leste, acrobatie presque nécessaire au regard de la hauteur de l’assise. Cha n’était pas bien grande de taille, mais toujours surprise de constater qu’une enfant de neuf ans pût être aussi petite que la mestresse.

— Prière de me retrouver ici à onze heures précise, intima le baron. Autrement, nous serions en retard pour déjeuner et rien ne me déplaît comme l’inexactitude.

— Je sais, maugréa Yue.

— Je te demande pardon ?

— Je vous promets d’être exacte, reformula-t-elle en soignant sa diction.

Son tuteur s’en satisfit. Sans rien ajouter, il s’en fut au galop. Yue et Cha poussèrent de concert un soupir de soulagement.

— Tu as le droit de parler, permit Yue.

— Merci, Mestresse.

— Tu peux aussi me regarder et arrêter de m’appeler Mestresse, ajouta-t-elle en un soupir mal contenu.

— Pardon, Mestresse, mais je m’ferais sérieusement tanner le cuir si je vous appelais autrement.

Sans rien ajouter, elle sortit de son cartable un grand carnet bleu rigide ainsi qu’une mine de plomb.

— Je dois encore travailler sur mon bestiaire : faire des dessins et des observations.

Cha assimila l’information et s’empressa d’ouvrir la grange. La fillette déposa sa cape et son sac à l’endroit habituel pour gambader librement entre les parois vitrées et grillagées, appelant toutes ses créatures par leurs noms. À raison d’une à deux visites par décan, elle prenait toujours le temps de discuter avec chaque pensionnaire de la ménagerie et de faire à Cha des recommandations pour améliorer leur confort de vie. Il arrivait à l’esclave d’envier ces sales bêtes pour toute l’attention dont elles étaient l’objet.

— Natacha ? Est-ce que tu peux ouvrir la cage de Météore ? Je voudrais le dessiner, mais je ne le vois pas bien avec les barreaux.

Cha jeta à l’aigle léontocéphale un regard inquiet. Il n’avait plus rien d’un oisillon depuis longtemps et la sang-mêlé le soupçonnait de pouvoir ne faire qu’une bouchée de la fillette. C’était d’ailleurs à lui que Cha devait la plupart des cicatrices qui rougeoyait sous ses manches.

— Vous voulez pas plutôt dessiner les poissons ? négocia-t-elle.

Yue secoua la tête.

— Même si je vous donne de quoi les nourrir ? insista-t-elle.

La jeune mestresse céda à cette condition. Elle adorait monter à l’échelle qui donnait accès à la surface libre du grand aquarium et voir ses habitants risquer des figures improbables pour saisir au vol les morceaux qu’elle leur jetait. L’activité lui fit si bien oublier son bestiaire que Cha put profiter de sa distraction pour vaquer à ses occupations. Elle ne revint à Yue qu’après lui avoir laisser une grande heure d’autonomie. La petite fille s’était mise au travail en s’appliquant à esquisser une araignée de passage.

— Mais, Mestresse… bredouilla Cha.

— Mmh ? marmonna Yue, appliquée à la tâche.

— Je… Savez, je suis pas sûre que c’est ce que le baron veut que vous fassiez.

— Il va me gronder de toute façon, parce que je suis indisciplinée, inintelligente et incompétente.

— Oh… Moi, je vous trouve intelligente, Mestresse.

— Mmh.

Yue n’appréciait jamais les compliments conçus par compassion. Pire, ils l’irritaient.

Cha observa une respectueuse minute de silence avant de réengager la conversation.

— Mestresse, est-ce que vous… vous savez si…

— Bard est toujours occupé par ses leçons de vol, la devança Yue. Je l’ai vu il y a quatre jours. Il avait des bleus partout, mais il m’a dit qu’il allait bien quand même. Mon papa aussi faisait ça.

— Ah… Pardon, Mestresse.

— Pourquoi tu t’excuses ?

Cha déglutit dans le vain espoir de ravaler sa maladresse.

— Je… j’en sais rien.

— Le Veilleur t’a parlé de l’Exhibition ? l’interrogea Yue sans se désintéresser de son dessin d’arachnide.

— Non, Mestresse.

— Si Bard apprend à voler, c’est pour que je le monte le jour de l’Exhibition. Je m’entraîne à l’école avec un autre dragon.

— Y a des dragons à votre école ?

Elle opina.

— Il y en a trois. Un mâle, une femelle, et un petit qui fait la taille de Bard.

— Ah… Et l’Exhibition, c’est quoi ?

— Un spectacle très important, dans un amphithéâtre beaucoup plus grand que le chapiteau. Tous les trois ans, il y a en a une pour les adultes, une autre pour les enfants qui deviennent Collectionneurs.

— Vous allez devenir Collectionneuse, Mestresse ?

— Non, je suis trop petite. Il faut avoir douze ans. Mais le baron veut que je participe à la parade d’ouverture. L’Empereur sera là.

— Et c’est pas une bonne nouvelle ? Vous avez l’air triste.

Yue ne répondit pas et Cha s’enlisa dans la contrition.

— Pourquoi le Veilleur aurait dû m’en parler, Mestresse ? relança-t-elle.

La fillette daigna enfin lever les yeux de son bestiaire.

— Parce que je t’ai choisie pour me suivre là-bas.

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