55.1

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L’atelier baignait dans la pénombre. Le déclin du jour n’était pas parvenu à déconcentrer Léopold de ses comptes assez longtemps pour lui faire allumer une lampe. Les frais de scolarité de Yue s’élevaient à des sommes exorbitantes, que ses résultats ne compensaient pas. Pour ne rien arranger, la saison mondaine lui allégeait toujours plus démesurément la bourse et participer à l’Exhibition ne lui permettrait pas non plus faire d’économies. Somme toute, sa la rente de ses terres suffirait à peine à couvrir ses dépenses de l’année. Pour tout à fait rentrer dans ses fonds, il aurait à puiser dans ses économies, opérer des coupes budgétaires ou trouver une nouvelle source de revenus. Pour la concrétisation de ses projets futurs, la troisième option serait sans conteste la meilleure.

Léopold ne voulait pas d’une seconde troupe itinérante. Pour autant, il trouvait ridicule de quitter le monde de l’évènementiel, fort de quatorze ans d’expérience, pour se lancer dans un secteur d’activité méconnu. Il aspirait aussi à faire mieux que du divertissement pour petit bourgeois, associé son nom à des projets de plus grande envergure, qui commanderait davantage de respect. Pour ce faire, comme l’avait compris Denève, il devait commencer par se refaire une place dans le monde, sans lésiner sur la dépense.

Fatigué, le baron s’enfouit le visage au creux de la main et se malaxa l’entre-sourcils. Un bruit sourd attira son attention. Il rouvrit les yeux. Yue venait de faire tomber un livre de son étagère en s’emparant d’un ouvrage voisin.

— Pardon, bruissa-t-elle.

Ordinairement, la petite ne consultait que des imagiers, des livres d’arts, ou des contes illustrés. Récemment, les dictionnaires, encyclopédies et atlas l’intéressaient aussi. Léopold supposait que, ne sachant pas lire à proprement parler, elle se contentait de regarder les gravures et de décortiquer une phrase çà et là. Toutefois, son manège durait depuis plus de dix jours et son tuteur ne savait plus quoi penser de ce qu’il avait d’abord pris pour une lubie passagère.

Cela devait avoir un rapport avec la récente visite de son ancien précepteur. Au mieux, il l’avait motivée à étudier. Au pire, il lui avait inspirer de mauvaises idées.

— Un livre à la fois Yue, lui rappela-t-il. Je ne crois pas t’avoir vue ranger le dernier que tu m’as emprunté.

— J’en ai encore un peu besoin…

— Cela ne te dispense pas d’obéir aux règles.

La petite fille remit l’ouvrage en place et vint se planter, penaude, à quelques pas du bureau.

— Monsieur le baron… J’aimerais avoir des livres à moi, s’il vous plait.

— La façon dont tu traites tes jouets ne m’encourage pas à accéder à ta demande. Tu n’es pas soigneuse avec ce que je t’offre.

— Mais si ! Je fais très attention à la boite à musique, et à mes animaux, et à mon arbalète, aussi.

— Je n’aime pas non plus l’habitude que tu as de me contredire et de protester quand je te refuse ce que tu demandes. Essaie, un autre jour, de me remercier pour ce que je fais pour toi au lieu de réclamer et geindre.

Rougie du bout du nez à la pointe des oreilles, Yue ne savait plus quoi dire ni où se mettre.

Léopold considéra le cadrant de son horloge murale avec dépit. Bientôt neuves heures. Il n’avait pas vu passer le temps.

— Tu auras tes propres livres quand tu aurais fait des progrès à l’école, conclut-il. En attendant, va t’habiller. Nous partons bientôt.

Les premiers perce-roches de l’année devaient éclore dans la soirée. Ces chimères florales miraculeuses, propres à la province de Leum, naissaient sous la lune entre les fissures de la pierre pour mouraient avec le jour. Cueillies au bon moment, elles se prêtaient à la confection de toute sorte de mets, parfums, lotions, huiles, savons et autres produits de luxe. Chaque année, leur récolte donnait matière à la tenue de bals nocturnes : événements plus populaires que mondains, quoique financés par les seigneurs. Pas de grandes toilettes, de décors extravagants ou de mise en scène distinguée, mais des jeux bruyants, du gibier en abondance – l’ouverture de la saison de chasse précédait la floraison – du vin par tonneaux entiers, des largesses en monnaies sonnantes… largement repayée par l’usufruit de la cueillette des participants qui regardaient la corvée comme un divertissement. À raison de dix jours de congé l’an, il fallait savoir se contenter.

Ces festivités se tenaient au bord du lac, sur la rive enclavée à fleur du promontoire. Toutes les barques de la baronnie mouillaient à l’opposé, le long d’un ponton jalonné de lanternes. Lorsque les mestres parurent, toutes fendirent les eaux sombres pour faire traverser d’un bloc l’ensemble des convives.

Côté promontoire, une poignée d’esclaves mettait la touche finale au dressage de l’immense table longiligne nappée de blanc qui croulait sous les plats. D’autres arrangeaient les nattes de pique-nique, vérifiaient l’éclairage, mettaient les tonneaux en perce ou faisaient l’inventaire des outils de cueillette. Avant l’amarrage de la première barque – celle des mestres – tous s’interrompirent pour se ranger en ligne. Pour eux, c’était un jour ordinaire, en uniforme ordinaire.

Le baron se fendit d’un discours de bienvenue, court et efficace. Il en ferait un second lorsque les estomacs seraient mieux remplis et, par conséquent, les oreilles mieux tendues. Très vite, un brouhaha festif s’éleva. À deux heures de la floraison des perce-roche, toute la baronnie était en liesse.

Presque.

Bard finissait laborieusement sa journée de travail et d’entraînement en charriant le tronc d’un arbre mort loin de son point de chute. Pour ne pas laisser de traînée disgracieuse dans l’herbe, il le soulevait entièrement, marchait quelques pas, se reposait, puis recommençait.

— Besoin d’aide, regard de braise ?

Bard toisa Cha d’un air désabusé.

— Tes yeux…. T’es joli, quand tu brilles, commenta la sang-mêlé. Pourquoi tu traines dans mon secteur ? T’es pas à la cueillette ?

Il laissa lourdement choir son fardeau, puis s’assit, exténué. Ce fut à peine s’il releva le compliment qui naguère l’aurait fait rougir des pieds à la tête.

Cha posa sa lanterne entre eux pour prendre place à son côté.

— Moi, j’récoltais des feuilles de noisetier pour les jackalopes, raconta-t-elle. Ils aiment bien, et ça les calme. Puis moi, je peux dormir un peu la nuit.

— Ça les calme ? Tu es sûre que c’est bon pour eux ?

— Pourquoi ça le serait pas ?

— Parce que… Laisse tomber, renonça-t-il. Je me demande toujours pourquoi tu as été affectée à ce poste.

— J’en sais foutre rien non plus. Mais au moins, on est deux à être très mauvais dans ce qu’on fait.

Bard l’interrogea d’un froncement de sourcil.

— T’as pas pensé à couper le tronc en plusieurs morceaux pour le déplacer ?

Il y eut un silence. Les deux adolescents échangèrent un regard, puis partagèrent un franc éclat de rire.

— Je dois aimer me compliquer la vie.

— Y a des chances. Mais t’as pas répondu à ma question. Pourquoi t’es pas au bord du lac à biberonner la gamine ?

— Parce que Yue ne veut plus me voir. Elle est sortie presque tous les jours depuis l’ouverture de la chasse sans jamais me demander.

— Ah. Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Je lui ai reproché d’être ingrate et égocentrique. Son sale caractère s’est occupé du reste.

Cha pria Bard d’entrer dans les détails de cette anecdote. Il la satisfit amplement, allant jusqu’à lui dépeindre ce qu’avait été sa relation avec Yue, du cirque à la baronnie en passant par le palais du vin. Récriminer contre son tyran aux yeux vairons lui fit un bien fou.

Cependant, la sang-mêlé ne se déridait pas.

— Écoute, j’suis pas sûre de comprendre. Tu lui en veux parce qu’elle a plus de chance que toi ou parce qu’elle s’en rend pas compte ?

La formulation de la question ne plaisait guère à Bard.

— Que veux-tu dire, exactement ?

— Que t’es en train de te monter la tête contre une gamine qui a risqué sa vie pour enterrer une lampe… Je veux dire… à son âge, elle se rend pas compte de grand-chose, et pour ce qui est des privilèges, t’as les tiens aussi, non ? T’es né mestre. T’es allé à l’école. Tu sais lire, écrire et même parler vachement bien. Tes parents sont vivants… je continue ?

— Moi, je ne donne d’ordres à personne, je ne mets pas les autres en danger sur des coups de tête et je ne prends pas le monde de haut !

— On r’parle de la façon dont j’ai gagné mon billet pour l’Exhibition ? Ou de la fois où on a passé tout un jour à genoux ?

— Je ne t’ai pas forcé la main, le soir de l’anniversaire !

— Vrai. J’t’ai suivi parce que j’étais inquiète pour toi. Tu suivais Yue parce-que t’étais inquiet pour elle. Yue était dehors parce qu’elle était triste pour sa veilleuse. À croire que c’est naturel de prendre soin des gens quand on a l’impression qu’ils ont besoin de nous.

Ayant pris son élan, elle se leva d’un bond presque gracieux.

— Sur ce, regard de braise, je vais m’occuper de mes lapins. Si ça tourne mal, on aura de quoi fourrer nos chaussures cet hiver.

Elle cligna malicieusement de l’œil, ramassa sa lanterne, puis reprit sa route d’un petit pas sautillant. Il fallut son départ pour que Bard remarquât les racines sorties de terres qui foisonnait à ses pieds, porteuses de bourgeons luminescents. Sous le regard subjugué du fabuleux, tous déployèrent leurs pétales enflammés de lumière.


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