55.2
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La floraison des perce-roches illuminait le promontoire de couleurs incendiaires. La lueur de ce feu tiède ondoyait sur les eaux du lac. Armés d’échelles, de grands paniers et de serpes, les ouvriers du soir avaient commencé leur cueillette. Plusieurs prix étaient en jeu. La qualité et la quantité étaient à l’honneur dans différents concours. Aussi, là où certains récoltaient compulsivement toutes les fleurs à portée de main, d’autres traquaient les modèles de perfection : les plus grandes, gracieuses et lumineuses de toutes. Coupées proprement, ces beautés naturelles pouvaient conserver éclat et fraîcheur jusqu’aux lunes sérotinales.
Ayant rempli son propre panier, Yue revenait vers son tuteur resté assis sur leur tapis de pique-nique. Aussi détendu que pouvait l’être un homme de son genre, il admirait l’onde enluminée du lac, pensif.
— Tu es fatigué, supposa-t-il lorsque la fillette s’installa.
— Un peu.
— Rentre, dans ce cas. L’intendant peut te raccompagner.
— Je voudrais rester encore un peu, s’il vous plait.
— À ta guise.
Hésitante, Yue fixa son panier plat. Au milieu des fleurs éparses se détachait un bouquet soigné, rassemblant perce-roches, fleurs sauvages et branchettes feuillues au creux d’une fine corde de lin.
— Tenez, c’est pour vous.
Yue tendit le cadeau à son tuteur. Quoique circonspect, le mestre s’en saisit.
— La composition n’est pas vilaine, concéda-t-il. En quel honneur me l’offres-tu ?
— Pour dire merci.
— Tu es avare en détails.
— Qu’est-ce que ça veut dire, avare ?
— Peu importe, abdiqua Léopold. Merci à toi aussi. Je placerai ton cadeau dans un vase en rentrant.
La promesse du baron fit un plaisir à Yue, presque autant que de l’entendre la remercier. Plus le temps passait, moins leur relation ressemblait à ce dont Yue se souvenait du temps l’Héliaque. Si la plupart des changements l’effrayaient, celui-ci la rassurait un peu.
— Que comptes-tu faire de celles qui te restent ? l’interrogea le baron.
— Euh… Je voudrais fabriquer des bracelets à envoyer la prochaine fois que j’aurai le droit.
— Ce n’est pas si simple que tu à l’air de le penser. La longévité des perce-roches dépend des nutriments accumulés dans leur tige, qui leur permettent de se passer de racines plus longtemps que le commun des plantes. Les écourter ou les percer n’est donc pas judicieux. Sache aussi que transporter ce genre de marchandises demande infiniment de soin, ce qui se traduit en frais exorbitants.
La déception et la résignation se lurent distinctement sur le visage de la petite fille. À la grande satisfaction de son tuteur, sa résistance à l’autorité faiblissait de jour en jour.
— Je te propose d’envoyer des confiseries en place de tes bracelets de fleurs. Cela ira-t-il ?
— On peut faire des bonbons avec ces fleurs ?
— Certainement. J’en ai déjà commandé plusieurs lots à mon artisan. J’en ajouterai un pour toi, ainsi qu’une boite de thé.
— Alors… Les perce-roches se mangent, comprit laborieusement Yue. Je peux goûter ?
— Oui, si cela t’amuse.
Elle saisit un pétale entre ses lèvres pincée, tira fort, mâcha doucement. La texture désagréable et l’absence de saveur la firent grimacer. Un arrière-goût subtilement sucré et acide à la fois se révéla en fin de dégustation. L’éloquence de ses expressions arracha un petit sourire railleur au baron.
— Les bonbons seront meilleurs, la rassura-t-il.
Longtemps encore, Yue assomma son tuteur de questions sur les différents produits qu’il était possible d’obtenir à partir de leur récolte. Il répondit patiemment et exhaustivement à chacune d’elles. La conversation s’éternisa, de digressions en digressions. L’horloge fit un tour entier : son second depuis minuit.
L’heure avancée obligea le baron à reparler de départ. Yue avait école le lendemain ; dans l’après-midi, certes, mais il lui fallait son content de sommeil. Pour mieux la décider à rentrer, il la raccompagna en personne, aussi leur tête-à-tête amical dura jusqu’à la chambre rose. Là, pour la première fois en neuf ans, il la borda pour lui souhaiter bonne nuit.
Si Yue n’avait pas été étourdie par la fatigue, aveuglée par l’accès de bienveillance de son tuteur, confondue par les conseils trop vagues de son ancien précepteur ; si elle avait encore eu son père auprès d’elle ou quel qu’autre personne de bien pour lui donner le recul que lui interdisait son âge ; si elle avait seulement eu autre chose dans le cœur qu’un sentiment d’abandon et d’impuissance, elle ne se serait sans doute pas endormie cette nuit-là en songeant que son ancien mestre était la dernière personne de sa Réalité en qui elle pouvait avoir confiance.
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