56.1
L’économie du Leum reposait essentiellement sur l’industrie du luxe. Lismel, son chef-lieu, en était le plus parfait produit. Les prix les plus exorbitants y étaient pratiqués et les pires emplois à pourvoir, de sorte à entretenir la fortune des uns au même titre que la misère des autres. Rien n’y manquait pour plaire aux nantis ; que leur vice fût la gourmandise ou la concupiscence, qu’ils fussent portés sur le jeu ou le spectacle, amateurs d’art ou d’étrange, les lieux abondaient pour répondre à leurs attentes les plus pléthoriques.
À raison d’une fois tous les trois ans, l’époque de l’Exhibition tirait tous les seigneurs Réels de leurs fiefs pour les réunir autour du Médaillon : le plus prestigieux amphithéâtre de l’Empire, dont la capacité avoisinait les trente-mille places. Les édifices qui circonvoluaient autour de ce joyau d’architecture se paraient alors tous d’affiches immenses, comparables à celles qui précédaient autrefois l’Héliaque en tournée.
Cette ressemblance n’échappa guère à Yue, qui en parla à son tuteur lorsque leur voiture s’engagea sur l’allée principale qui donnait sur l’arène.
— Rien de plus normal, l’instruisit Léopold. Seul le fournisseur de l’Empereur sait produire des images de cette taille. Je travaillais avec lui avant de me retirer.
Par réflexe, la fillette cherchait un visage connu parmi les égéries : le sien, celui de son père, celui de Katina ou de Merric... La dure réalité de leur absence doucha son enthousiasme.
— Monsieur le baron, je peux vous poser une question ?
— J’y consens mais je ne te promets pas d’y répondre.
— Ah… Est-ce que… est-ce que Yo Rin a participé à une Exhibition avant ma naissance ?
— Ton père ? Tu n’es pas obligée de l’appeler par son prénom lorsque nous ne sommes que tous les deux.
— Mais si quelqu’un m’entend ?
— Cela n’a pas d’importance. Ce n’est pas un problème de discrétion, mais de convenance. Tu ne peux vraiment cacher ta naissance à personne, seulement adapter ton discours à ton nouveau rang.
— Je comprends pas bien.
— Cela viendra. En ce qui concerne ta question, la réponse est non. Ton père n’avait que onze ans au commencement de sa déchéance. Il n’a pas pu être consacré et n’a jamais vu d’Exhibition que depuis les tribunes.
Coupant court à la conversation, l’attelage vira pour gagner le parvis commun d’une enfilade d’hôtels. D’imposantes colonnes élevaient leurs étages supérieurs en auvents au-dessus de larges coursives jalonnées d’arcatures.
Insensible aux charmes du paysage, le surveillait sa montre. Elle lui indiquait onze heures et quart, soit une demi-heure de plus qu’escompté. Heureusement, leurs domestiques les avaient précédés d’un jour pour préparer leur arrivée, aussi n’avaient-ils pas d’arrangements à prendre ou de bagages à faire monter.
Léopold récupéra les clefs de leurs deux appartements à la réception. Celui de Yue se situait tout à gauche du troisième étage, séparé de celui de son tuteur par un bloc de service.
— Assurons-nous que tu es bien installée, suggéra le mestre en ouvrant la porte à la petite fille.
Elle passa le seuil d’un pas timide. Au centre du petit salon qui articulait l’appartement, les quatre membres de sa suite se tenaient à genoux, aussi statiques que des statues : Ephrèn, Félicie, Natacha, et Bard. Yue connaissait mal les deux premiers. Félicie, la seule humaine, travaillait au secteur Est de la baronnie ; Yue ne le traversait jamais. Quant à Ephren, un elfe beaucoup plus vieux qu’elle, mais au visage beaucoup plus jeune, il venait parfois chercher Yue à l’école, mais ne lui adressait presque jamais la parole.
Le baron les ignora en procédant à l’inspection minutieuse du logement.
Yue mit ce temps à profit pour se débarbouiller, ôter son manteau de voyage et se recoiffer. Léopold approuva son initiative.
— Rien d’essentiel ne manque ici, jugea-t-il. Si tu es prête à sortir, va m’attendre à l’accueil. Éli et Frèn vont te suivre avec tes affaires.
L’humaine et l’elfe se levèrent à l’appel de leurs noms. La première se chargea de récupérer un chapeau et une veste légère à la petite fille et le second, son sac.
— Bard et Cha te rejoindront plus tard, ajouta le mestre.
Yue se renfrogna, mais s’exécuta sans poser de questions. Frèn ferma la porte derrière eux. Le mestre et les deux adolescents demeurèrent seuls.
Une chappe de plomb s’abattait en silence sur l’appartement. Le baron la laissa s’appesantir à dessein avant de reprendre la parole.
— J’ose espérer que vous savez ce que j’attends de vous durant ce séjour, mais par simple précaution, reprenons. Levez-vous.
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