56.2
Cha obéit la première. Bard, perdu dans ses pensées, ne fit de même que par mimétisme, une seconde trop tard pour que son inattention ne passât inaperçue. Le baron le tança du regard.
— Je vous demande pardon, Mestre, s’excusa la fabuleux.
— Je te le refuse, sentencia Léopold. Tu te dois de faire attention au moindre de mes mots et au moindre de mes gestes.
Bard opina en silence, étonné de s’entendre adresser la parole directement. Le baron avait eu tendance à l’ignorer depuis leur arrivée à Haut-Castel, ce qui l’avait arrangé dans une certaine mesure. Il ne tenait pas particulièrement à ce qu’il changeât de posture.
L’attention du baron s’était reportée sur la sang-mêlé. Cha avait meilleure mine qu’à l’accoutumée. Le tailleur et le coiffeur y étaient pour beaucoup. Leurs prodiges n’avaient pourtant pas suffi à la dégrossir au point de la faire passer pour une véritable servante distinguée. Physiquement, Léopold l’avait toujours trouvée très banale, presque laide. Sa peau blafarde, sa taille courtaude, son front trop large, ses dents écartées, son léger strabisme… tout ce qui aurait pu faire le charme d’une autre la ruinait au lieu de l’embellir. Aucune qualité ne l’arrangeait par ailleurs. Léopold ne la destinait à rien de particulier. Tôt ou tard, il prévoyait de s’en débarrasser.
— Natacha.
Il prononçait si rarement ces trois syllabes que l’interpelée en eut des sueurs froides.
— Je ne m’encombre de toi ici que pour faire plaisir à Yue. Il est dans ton intérêt qu’elle soit toujours d’aussi bonne humeur que possible. Si tu avais le malheur de la contrarier, de lui faire de la peine, de la mettre en colère, ou de nuire à son moral de quelque façon que ce soit, j’en m’en prendrais à ton intégrité physique très au-delà des sillons que peuvent creuser le fouet. Ai-je été clair ?
— Très clair, Mestre.
— Comptes-tu me poser le moindre problème ?
— Non, Mestre.
— Tu m’as déçu plus d’une fois avant aujourd’hui. J’espère que tu te rends compte que chaque nouvelle chance que je te donne est potentiellement la dernière.
— Oui, Mestre, s’étrangla-t-elle.
Makara lui scruta le visage. Il y cherchait une trace de colère, de révolte, de dégoût ; un vecteur quelconque d’insubordination. Rien.
Tant mieux pour elle.
À côté d’elle, Bard fixait intensément la jointure de parquet entre ses chaussures : les fameuses bottes en cuir de basilic que Cha lui enviait et lui reprochait tant.
— Toi, comptes-tu me poser problème, Benabard ?
Il ne s’était plus entendu appeler de la sorte depuis des lunes ; des lunes qui lui paraissaient des années. Le saisissement le suffoqua.
— Je… Non, Mestre.
Le coup s’abattit sans sommation. La douleur foudroya Bard lorsque le revers lui heurta le visage. Déporté de trois pas, confus et choqué, il dut contenir une larme.
— Je ne crois pas t’avoir adressé la parole, reprit le mestre. Dans un moment d’égarement, je croyais parler à mon neveu. Malheureusement, mon neveu est mort.
Le baron délassa ses doigts engourdis par l’impact sous le regard interdit du fabuleux qui peinait à reprendre ses esprits.
— Tu es un esclave du nom de Bard, et rien d’autre. Oublie-le encore une fois et je défigurerai ta forme humaine au point que ma propre sœur ne puisse plus jamais te confondre avec son fils. Tu es là pour servir de monture et de serviteur à Yue. Ton existence n’a aucune autre valeur que celle que te donne cette position. Si quelqu’un de ma famille ou de mes amis te confond avec mon défunt neveu, tu seras prié de le détromper au plus vite. J’ai souffert trop d’humiliation depuis la perte de l’Héliaque pour en tolérer davantage, surtout venant de toi !
Le baron ponctua son invective d’un geste grave qui fit craindre un nouveau coup à Bard. Le garçon apeuré se protégea instinctivement le visage. Les insultes les plus dégradantes passèrent par le regard du mestre, attisèrent une douleur qu’il avait cru morte.
— Encore une chose. Ta petite querelle enfantine avec Yue va devoir cesser. Débrouille-toi pour te réconcilier avec elle au plus vite. Je te logerai à la même enseigne que Cha si tu la déconcentres de son travail ici.
☼
Les deux fabuleux ne revinrent pas sur les paroles du mestre. Ils n’en eurent ni le temps, ni la force. Alignés en retrait, ils tâchèrent de faire oublier leur existence, professionnellement, allant jusqu’à s’occulter l’un l’autre.
Les mestres déjeunèrent au Flamant Bleu et leurs serviteurs au sous-sol du même établissement, en compagnie d’autres esclaves. La cohue trisannuelle engendrée par l’Exhibition n’en était qu’à ses balbutiements, laissant les rangs de tables clairsemés, et un silence mortifiant régnait en la salle basse.
Revoir la lumière du jour après deux heures passées dans cette crypte ébranla toutes les perceptions de Bard. Le ciel lui parut subitement trop bleu, l’air trop léger, le monde trop grand…
Cette distorsion étrange l’habitat jusqu'aux portes du Médaillon où le baron les abandonna pour leur première journée de répétition. Les dimensions titanesques de l'édifice lui donnèrent le vertige. Y pénétrer lui donna une impression de trop vide et d’enfermement en même temps. L’entrée sud les jeta au bord d’une interminable mare de sable cristallin, piégée dans l’alcôve d’une ceinture de gradins encastrés dans l’azur des cieux. Au même moment, la porte ouest déversait sur le cercle un flot ininterrompu de créatures humaines et animales, encombrées de tissus colorés et de pièces mécaniques, poussant des caisses, tirant des cages… L’espace sembla rapetisser à mesure que la foule grossissait.
— Il faut que je me change et que Bard se transforme, décréta Yue avec assurance. Ensuite, il faut trouver les autres voltigeurs. Je crois qu’il y en a un, là-bas.
La fillette désigna une wyverne sanglée et muselée.
— Natacha va m’aider à m’habiller. Frèn s’occupe de l’équipement de Bard. Licie va nous inscrire au registre.
Yue ne s’attarda pas, entrainant une Cha crispée dans son sillage, laissant Bard à ses vertiges, ses craintes et sa culpabilité.
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