60.1
Bard rouvrit les yeux en début d’après-midi sur une palette de phosphènes, le corps perclus et tuméfié, l’esprit engourdi par un reste de médecine et de sommeil. Yue le dévisageait depuis son lit, incertaine de son état de conscience.
Elle portait sa tenue de voltige plutôt qu’une de ses robes de petite fille modèle. Peu à peu, Bard se souvint d’où il était, de pourquoi il souffrait et la pensée de son calvaire inachevé l’ankylosa.
Il devait se lever, se changer, suivre Yue jusqu’au Médaillon, endosser la responsabilité de son état auprès du Draconnier Impérial en lui présentant des excuses, endurer trois heures d’entrainement, plus si Yue s’attardait encore… Mais d’abord, se lever.
Bard s’appuya sur ses coudes, poussa sur ses mains, se renfrogna sur un vertige et respira la brûlure acide d’une côte fêlée en extirpant ses jambes des couvertures. Il s’interrogea sur sa capacité à voler au moment venu. Le Veilleur lui avait infligé son lot de blessures pendant son apprentissage, aussi Bard savait que la douleur changerait d’intensité et de forme une fois qu’il se serait transformé, mais redoutait que cela ne suffît.
— Il est bientôt l’heure, souligna Yue à contrecœur. Le baron va pas être content si on est en retard.
Elle lui tendit un verre d’eau. Sans avoir soif, il le reçut et en but quelques gorgés pour ne pas avoir l’air de mépriser sa gentillesse.
— Je vais dire à Mestre Selemeg que tu peux pas voler, décida-t-elle, mais il faut quand même que tu viennes, d’accord ?
Il opina, reconnaissant malgré sa conviction que les efforts de la petite fille seraient vains.
Au bout du compte, Mestre Selemeg se montra complaisant. Ce jour-là, il prévoyait de laisser les dragons passer du temps ensemble pour les habituer à la présence les uns des autres pendant qu’il ferait travailler ses encadrés au sol, alors apprendre l’immobilisation temporaire de Bard ne changeait pas ses projets immédiats.
Il fit ausculter le fabuleux sous ses deux formes. Un diagnostic rassurant en résulta. Les chimères dimorphes jouissaient de capacité de régénération supérieure à la moyenne. Trois jours de repos complets, aidés de soins adéquats, devaient suffire à Bard pour se remettre en état de voler, d’abord seul, puis monté un peu plus tard. Dans le pire des cas, jusqu’au jour de la représentation, Yue monterait la dragonne du mestre.
Quoi que de race commune, Enne passait pour rare du fait de sa couleur. Ses écailles bleues lui donnaient l’air de porter un manteau de ciel, qui seyait à son port altier et ses ailes grandes. Son tempérament calme faisait d’elle une monture digne d’un général et accessible aux débutants. Il ne manquait à Yue qu’un équipement adapté, et à la taille d’Enne et à la sienne pour pouvoir la monter, ce que Mestre Selemeg promit d’arranger pour le lendemain.
Tout se passa conformément à ce projet dans les quelques jours qui suivirent. Bard put reprendre des forces, tant à l’hôtel où Yue le gardait dans sa chambre comme un oisillon blessé, qu’au Médaillon où il se contentait de lézarder sous sa forme chimérique, le fait de se transformer régulièrement devant aider à sa guérison.
Au bout de quatre jours, malgré des élancements persistants, Bard se sentit mieux et put reprendre sa place dans la formation aérienne.
Il était alors infiniment plus proche de Yue. Leur complicité retrouvée, presque nouvelle, lui assurait une paix relative au quotidien. Sa faveur le dispensait de beaucoup de corvées et personne n’osait le lui reprocher. Il avait doucement l’habitude de l’aider à faire ses devoirs, de jouer avec elle sur demande, de la laisser s’exercer au nouage de ruban dans ses cheveux et de lui lire des histoires.
Yue ne possédait qu’un livre qui ne soit pas un manuel scolaire : le recueil offert par Ibranhem et qu’elle gardait caché sous son matelas de peur de se le faire confisquer. C’était une collection de contes d’inspiration aranite. Ils parlaient d’étoiles tombée de ciel devenues fées, de reines guerrières en armure dorées, de chimères à la sagesse prophétique et d’enfants espiègles capables de déjouer la malice puissants sorciers.
Il ne fallut pas longtemps à Yue pour connaitre toutes ces aventures par cœur. Bard ne les détestait pas non plus et se sentait plutôt fier de ses qualités de conteur. Il se promettait, en pensant à ses demi-sœurs, de leur en faire profiter s’il lui était permis de les revoir un jour. Il serait le grand frère qu’elles méritaient et que Yue l’obligeait à devenir.
Il se surprit à avoir pour elle des attentions spontanées : découper ses fruits, arranger ses couvertures, complimenter ses dessins les moins maladroits…
Malgré ses efforts, Yue se couchait souvent un peu triste ou nerveuse, car le baron s’était fait rare depuis l’incident de la lettre et il manquait son compliment pour être tout à fait sûre de bien faire. Cela la rendait scrupuleuse de tout. Il fallait sans arrêt vérifier que sa montre affichait la bonne heure, la rassurer quant au respect de son emploi du temps, repasser ses vêtements au fer au moindre faut pli et lui redire cinq fois par jour que, non, le baron ne la convoquait pas.
Il ne ressurgit que trois jours avant l’Exhibition, à l’improviste. Habillé de neuf, rasé de frais, un paquet cadeau sous le bras, il attendait sa protégée à la porte ouest du Médaillon comme un galant sa favorite. Yue crut à une sorte de quiproquo ou de farce en le voyant, si bien qu’elle en oublia de dire bonjour.
— Si tu n’es pas trop fatiguée, je t’emmène manger une pâtisserie. Le veux-tu ?
Le visage de Yue s’illumina. Ainsi le baron congédia sa suite et lui tendit la main direction La Fleur des Thés, un petit salon de gourmandises prisé dont la salle ressemblait à un jardin, les tasses à des corolles de muguets et les gâteaux à des bouquets de fruits crémeux.
D’habitude, Yue n’avait rien à choisir lorsque son tuteur l’emmenait manger en ville. Il commandait pour la table sans la consulter, recueillait parfois ses impressions mais la laissait avoir faim si les plats ne lui plaisaient pas. Cette fois, il lui demanda de lire la carte en entier, ce qui lui obtint le droit de choisir sa pâtisserie et sa boisson, suite à quoi, elle dut faire le calcul de son adition et tirer la juste somme d’une bourse que le baron lui confia.
— Voilà qui comptera pour la vérification de tes devoirs, décréta-t-il une fois l’opération finie. Tes progrès en lecture sont lents mais je suis content de ton aise en calcul. Je vais bientôt pouvoir te laisser gérer tes petites dépenses.
Du point de vue de Yue, cela ressemblait à moins à une récompense qu’à une punition, mais puisque le baron se disait content, cela la rendait au moins un peu heureuse. Il ne fallut que le temps de faire infuser leurs thés pour qu’ils fussent servis. La dégustation s’accompagna d’une leçon sur le maniement de l’anse et de la petite cuillère. Yue s’en sortit assez bien pour arracher un second compliment au baron et se sentit alors pleinement détendue pour la première fois depuis des jours.
— Je ne me fais la réflexion que maintenant, reprit-il en la dévisageant, mais il me semble que tes manières de tables ont toujours été plutôt correctes. Où as-tu appris avant ? Les Adade se montraient-ils sévères sur ce chapitre ?
Yue secoua la tête en finissant d’avaler.
— C’est papa qui m’a appris. Quand j’avais cinq ans, je mangeais encore avec les doigts et ça l’a mis en colère quand il m’a vue. D’abord, il m’a grondé, puis il a grondé Brithal parce que c’est qui s’occupait de moi. Elle m’apprenait à danser et à faire des figures mais pas à manger avec des couverts. En plus, y en avait pas assez au cirque. Alors quand il s’est calmé, papa a demandé à Merric de me fabriquer des couverts en bois juste pour moi et il m’a appris. Je sais manger avec des baguettes, aussi.
— Je suis ravi de l’apprendre.
En voulant reprendre une gorgée de thé, Yue s’aperçut qu’elle avait la gorge nouée et reposa sa tasse sans boire.
— Notre cirque doit beaucoup te manquer.
Yue aima sa façon de dire notre plutôt que le, mais détesta l’évidence qu’il soulignait.
— Il me manque aussi. L’Héliaque a été ma première victoire personnelle. Je n’en ai pas hérité comme de Haut-Castel. Je l’ai fondé. Je l’ai fait prospérer. Mon succès a eu un impact véritable sur la caste des Collectionneurs et l’industrie du divertissement. Cet accomplissement donnait un sens à mon nom, autre que celui de ma naissance.
— Alors vous êtes triste ?
— En quelque sorte.
— En quelle sorte ?
— Je suis triste de ce qu’il est advenu de l’Héliaque mais ce sentiment ne me domine pas. Je suis surtout fier de ce qu’il a été et curieux de ce que je peux faire de mieux.
— Et personne ne vous manque ? Mestre Amerkant ou… quelqu’un ?
— La seule personne qui me manque est morte il y a longtemps. Sa vision du monde a beaucoup influencé la mienne. Jai une immense dette envers elle, même à travers l’Éternité.
— C’était qui, cette personne ?
— Une princesse, éluda le baron.
Sans pousser l’explication plus loin, le baron posa le paquet qu’il transportait depuis le Médaillon sur la table.
— J’ai été occupé, ces jours-ci, mais je ne t’ai pas oublié pour autant. Et puisque je t’ai fait une promesse, je me dois de la tenir.
La boucle de tissu qui servait à la fois de poignée et de fermoir évoquait une malle, mais la boîte s’ouvrit plutôt comme un tiroir. L’équivalent de deux petites étagères de livres se serrait à l’intérieur.
— Ils sont pour moi ? s’émerveilla Yue.
— Ils le sont. Certains m’ont été recommandés par ton institutrice, d’autres par le libraire. Pour le reste, je me suis basé sur ceux que tu m’empruntes le plus souvent.
— Merci beaucoup, Monsieur le baron !
— Bien entendu, tu t’efforceras de les garder en bon état. Sans quoi, je les retirerai de ta chambre et tu n’auras plus qu’à venir les consulter dans mon atelier.
— Je ferais bien attention, s’engagea Yue.
— J’aurais un autre cadeau pour toi dans quelques jours si ta représentation se passe bien. Tu ne m’as encore jamais déçue à un spectacle. Ne perds cette habitude sous aucun prétexte.
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