60.2

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Les doigts entortillés dans une ébauche de chignon dont elle commençait à regretter l’initiative, Denève sentait doucement ses poignets faiblir quand Ombre, le chat de sa fille, vint renverser sa boite d’épingles en sautant de la coiffeuse à l’armoire. Concentrée sur l’agencement de ses boucles, Denève se contenta de ramasser quelques pinces plates d’une main tout en maintenant ses cheveux de l’autre.

Un jour comme celui-ci, elle aurait préféré s’en remettre à un professionnel pour sa mise en beauté mais faute de prévoyance, elle n’avait pu trouver aucun salon digne de ce nom qui n’affichât pas complet. Être servie de trop près lui ayant toujours déplu, elle n’avait pas non plus de femme de chambre pour lui rendre ce service : rien que ses deux bras pour s’occuper d’elle, d’un chat et d’une fille.

— Aline, appela-t-elle. Tu ne t’es pas rendormie, j’espère. Nous devons être partie dans dix minutes.

Denève secoua la tête pour s’assurer que ses cheveux tenaient en place, puis s’étudia sous plusieurs angles et plusieurs moues. Le résultat lui parut convenable à défaut de tout à fait lui plaire.

— Aline ?

Une touche de parfum et de rouge à lèvre plus tard, elle traversa le salon qui séparait leurs chambres suite pour trouver sa fille absorbée dans la lecture d’une brochure de l’Exhibition.

— Aline, dut répéter Denève pour lui faire remarquer sa présence, lève-toi, nous y allons.

L’interpellée tourna la tête avec la nonchalance que force la fatigue. La veille, elle n’avait presque pas fermé l’œil tant la pensée du lendemain l’avait agité. Elle s’était éveillée à l’aube pour enfiler sa nouvelle robe et se faire belle, à la croire sur le point de faire ses débuts dans le monde, là où il ne s’agissait que d’assister à une foire aux monstres glorifiées. Sa brochure repliée et glissée dans la poche de sa jupe, Aline alla dire au revoir à Ombre et suivit sa mère hors de la suite.

Puisqu’il fallait aller à pied, dans Lismel, et que ce jour en particulier, les rues valaient la peine d’être vécues, elles ne prirent pas de voiture.

Il pleuvait des confettis sur la ville en liesse. La profusion d’échoppes dressées contre les façades, parfois en plein milieu de la chaussée, redéfinissait tout le paysage. Plus de sévérité grandiose, plus de régularité dans le dessin, plus de constance dans le flux des passant. Tout n’était plus qu’une vaste fête, un chemin bigarré le long duquel personne ne marchait droit. Chacun papillonnait d’une place à l’autre, en quête de plaisirs et de jeux dont les prix exorbitants rebutaient moins qu’en d’autres circonstances.

Une ville qui vous ressemble, songea Denève à propos de Léopold.

Des objets d’artificerie se mêlaient aux jouets que brandissaient les enfants ; masques de chimères dont l’expression changeait, moulins à vent crépitant d’étincelles froides, souffleurs dont sortaient des bulles à la géométrie atypique… Aline ne réclama rien malgré tout ce que sa mère put lui désigner d’amusant, trop pressée d’arriver à destination pour s’autoriser la moindre halte.

— Je me suis débrouillée pour élever une demoiselle bien sérieuse, moi qui ne le suis jamais, plaisanta-t-elle.

— Vous devriez essayer de l’être, aujourd’hui, répliqua froidement Aline. Vous venez juste de vous réconcilier avec Monsieur Makara et vous voulez déjà le fâcher en arrivant en retard.

— Il y a mille façons de façon de fâcher Léopold. La meilleure solution pour ne pas en souffrir et de ne pas s’attacher. Ne vivons-nous pas confortablement avec ou sans lui ?

— Moi, je préfère avec.

— Oh. Ravie de l’entendre.

Ses mots mâchés se perdirent dans le tumulte que provoquait les pitreries d’un amuseur. Sa vexation se dilua dans le rire des autres. Ce fut presque sereine qu’elle vit se profiler le Médaillon, drapé d’étendards.

Une file d’attente vertigineuse sinuait depuis l’entrée principale. Les grandes portes avalaient les spectateurs au rythme du contrôle de leurs billets, lentement mais surement.

Jouissant du luxe confortable de places en loge, Denève et sa fille avancèrent vers une porte secondaire pour être admises sans délais. Elles devaient ce privilège à un élan de générosité de Léopold que Denève trouvait suspect, son amant n’ayant pas coutume de mêler sa vie intime à sa vie publique. L’invitation incluant explicitement Aline, Denève avait surtout accepté pour elle.

La Vicomtesse de Vassaret n’avait pas à rougir de sa fortune, encore moins des dispositions prises de bonne heure pour assurer l’avenir de sa fille, mais les moyens du baron dépassaient dix fois les siens. Il pouvait bel et bien leur offrir plus. Beaucoup. Elle n’en voulait pas à n’importe quel prix, cependant.

Le foyer parut triste dans l’harmonie indolente de ses couleurs muettes, la magnificence terne de ses dorures, l’ombre froide qui pesait sur des visages aux sourire rares. Denève inspira une bouffée de l’incurable sentiment d’entrer importune dans un monde différent du siens.

Un faux pas. L’aiguille d’un de ses talons crissa contre le marbre. Quelques têtes tournèrent à qui elle s’efforça de montrer bonne figure. Se figurant qu’un peu de vin l’y aiderait, elle en cueillit une coupe sur un buffet. Un trait corsé lui colora les joues. Un second lui décrispa assez la mâchoire pour lui rendre un semblant du sourire.

— Là-bas, Maman, repéra Aline. Monsieur Makara.

Elle désignait un groupe d’hommes dont le plus âgé, assis sur une banquette, étendait une jambe raide ainsi qu’une canne. Sa parole retenait toute entière l’attention de quatre autres, dont un jeune garçon, debout, eux. Denève reconnut Léopold à la blondeur platinée de ses cheveux. Lors, par association d’idée, elle devina que l’homme assis devait être Archibald, l’aîné de la fratrie Makara. Leur blason décorait parmi d’autre les abords du Médaillon. Sans en avoir eu la confirmation, les Vassaret s’étaient doutées qu’elles en rencontreraient des représentants. Les autres aussi pouvaient leur parent. Aucun ne se ressemblait, cependant. Pas l’ombre d’un air de famille au-delà d’une similarité de posture que partageait presque tous les nobles de ce bord de l’empire. Denève siffla ce qui restait de son vin.

— Allons dire bonjour, résolut-elle.

Leur approche interrompit la conversation de loin. Étrange expérience que d’avancer sous ces regards fixes.

Léopold conduisit les présentations : Archibald Makara, Duc d’Astre-Vel, Claud Makara, Compte d’Orge-Roux, ses deux fils, Armand et Edmond. Âgés respectivement de dix-neuf et quatorze ans, le premier profitait de ses dernières lunes de liberté avant de s’enrôler tandis que le second, futur consacré, s’initiait au monde des Collectionneurs.

— Mes félicitations, Messieurs, les applaudit Denève. Vous honorez votre Maison.

— Ils essaient, asséna Claud en jetant sur ses fils un regard acerbe. De la tentative au succès, le pas n’est pas encore franchi.

Les deux garçons ne réagirent à rien, ni au compliment ni à la critique, leurs yeux pareillement bleus perdus dans une autre réalité. Inconsciemment, Denève resserra un bras protecteur autour des épaules de sa fille.

Un rire guttural prolongé redirigea l’attention générale vers le doyen. Archibald avait le cheveu plus gris que noir et la barbe presque entièrement blanche. Ses traits n’étaient pourtant pas tout à fait ceux d’un vieillard. De fait, il entrait dans sa soixantième année sans souffrir de véritable injure du temps. Son infirmité était celle d’un vétéran blessé, non celle d’un oisif hors d’âge. Mais rien de tout cela n’expliquait pas son amusement.

— Madame Vassaret, articula patiemment le doyen. Nourrissez-vous quelque intérêt pour notre caste ?

— Assez. Ma fille aspire à devenir Collectionneuse, aussi ai-je à cœur d’en savoir autant que possible sur le sujet.

— Folle jeunesse, rit Archibald sur le même ton languissant. De mon temps, la Collectionneuse n’était que l’épouse du Collectionneur. Toujours est-il que si les bases de notre culture vous sont acquises, vous ne devriez pas vous vexer en entendant mon frère vous contredire. Pour honorer une Maison, il faut y faire entrer du bien ou de l’éclat, de façon significative. Malheureusement, de nos jours, les enfants qui naissent sous nos girons sont autant de trous dans nos bourses. Ils peinent à s’illustrer et il s’agit de dépenser des mille et des cents pour seulement leur épargner la disgrâce.

— Pardon de ne pas tomber d’accord avec vous, mais je ne place ordinairement pas la disgrâce à portée d’un enfant de quatorze ans, répliqua Denève en affectant un sourire.

— Comme vous êtes femme, s’esclaffa Claud.

— Le compliment me va droit au cœur, assura-t-elle. À l’occasion, je puis peut-être vous donner des leçons ?

Le sourire du comte se teinta de mépris. Il appliqua une tape hypocritement amicale sur l’épaule de son puîné.

— Monsieur le baron, vous vous êtes trouvé une fameuse drôlesse, le félicita-t-il. Une veuve de belles manières et de petite vertu, dotée d’autant d’esprit que votre sœur et d’autant cœur que votre mère. Voilà tous vos fantasmes inavouables assouvis.

Léopold lui opposa froideur et flegme. La conversation s’abima dans son silence jusqu’à l’intervention de l’aîné de ses neveux. Il évoqua le souvenir vieux de trois ans de sa propre consécration, excitant la nostalgie de son plus vieil oncle qui ajouta son point de vue au récit. Quant à Léopold, il ne s’exprima que pour excuser son départ.

Il emporta ses invitées vers leur loge, intime sans être étroite, meublée de quatre fauteuils matelassés et d’une table de rafraichissements.

— Yue se joindra à nous après son passage sur scène, informa Léopold en s’allumant un cigare.

— Magnifique, jeta ironiquement Denève. Ainsi, vous ne vous excusez pas ?

— Pourquoi m’excuserais-je ?

— J’espérais avoir été invitée à passer un moment agréable, au lieu de quoi… Quitte à être une amante secrète, j’aimerais en conserver tout l’avantage. Épargnez-moi d’avoir à rencontrer votre famille, à l’avenir.

— Je ne vous ai pas obligé à leur parler. Vous auriez pu venir m’attendre ici.

— Je ne me laisserai pas manquer de respect, Léopold. Excusez-vous ou je m’en vais.

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