62.1

5 minutes de lecture

La hache pesait plus lourd chaque fois qu’il la levait, chaque fois qu’il l’abattait. Les monceaux de bûches fendues s’entassaient autour du billot sur le sol gelé. Au nord du continent, l’hiver mordait parfois plus férocement que les loups. Les réserves de bois du chalet s’amenuisaient à un rythme effréné. Il fallait en recouper tous les jours pour les maintenir pleines. À peine sec, le bois sifflait dans les cheminées de la bâtisse fumait en gros nuages par les cheminés de pierre.

Pour sa part, Bard ne trouvait pas le froid si rude. Une source thermale voisine embaumait la vallée de brume tiède et une couronne forestière la protégeait des vents glacés qui dévalaient les montages. Le soleil s’accrochait longtemps au ciel. Ajoutées à son travail manuel, ces conditions lui donnaient presque chaud.

— Bard ?

Les deux moitiés de buche valsèrent. Le tranchant de la hache se ficha si profondément dans le billot que le fabuleux déboita l’outil en tirant sur le manche. Il poussa un soupir grognard en levant les yeux.

Emmitouflée dans une cape fourrée bleu Makara et dont les pans trop longs léchaient le sol dans son sillage, Io Ruh, la servante de Yue, se tenait les yeux baissés sur la neige compacte qui lui craquelait sous les pieds.

— Pardon de t’interrompre. Il est bientôt l’heure alors j’ai pris la liberté de te préparer des vêtements propres. Fais-moi savoir si tu as besoin d’aide.

Le fabuleux lorgna sa hache démanchée avec dépit. En laissant tomber le manche, il sentit à quel point l’effort l’avait engourdi. La journée qui commençait à peine promettait d’être longue. Au reste, il ne se fit pas prier pour aller se changer. La dictature de la ponctualité en vigueur dans la maison bannissait toute velléité de lambinage.

Il se rinça le visage et les mains à l’eau du ruisseau qui courrait du chalet du chalet des Mestres à la dépendance des domestiques, puis gagna le quartier des hommes – vide à cette heure – pour trouver des vêtements propres et repassés pliés sur son lit.

Io Ruh poussait le sens du devoir au-delà du zèle. Toujours. Remplir son rôle à la perfection lui tenait à cœur, ou peut-être ne savait-elle pas faire autrement. Elle avait été élevée dans l’optique d’être vendue à prix d’or dès l’âge requis et collectionnait les qualités comme Léopold Makara collectionnait les trophées de chasse. Eduquée, déférente, consciencieuse, irréprochable au bas mot… Tout le contraire de sa prédécesseure.

Son uniforme de travail troqué contre sa tenue de ville, Bard retourna sur ses pas pour se ranger devant l’imposant chalet. Presque immédiatement, Io Ruh en sortit, tenant par la main une Yue tirée à quatre épingles.

Le fabuleux ne put réprimer un vague sourire lorsque sa Mestresse se planta devant lui, donnant toute son ampleur à leur différence de taille. Bard grandissait et se renforçait à vue d’œil depuis leur rencontre, là où Yue, à quelques décans de son onzième anniversaire, ne se décidait toujours pas à pousser.

— Bonjour, bailla-t-elle. On y va ?

— Quand tu veux.

À choisir, toutefois, elle serait sûrement retournée se coucher.

— Il y a des biscuits dans mon sac, fit valoir Yue. Je t’en donne la moitié si tu me portes sur ton dos jusqu’à la route pavée.

La fabuleux haussa un sourcil interloqué. Ordinairement, elle attendait au moins le trajet retour pour renoncer à se servir de ses jambes.

— S’il te plaît, insista-t-elle.

Il ploya le genou, cédant à sa demande. Yue grimpa sur son dos avec l’agilité d’un écureuil, puis s’y affala comme une marmotte sur un rocher. Le contact de ses mains froides dans son cou arracha un frisson à Bard.

— Où sont tes gants ? râla-t-il.

— Euh… quelque part.

— La Mestresse trouvera ses gants dans la poche intérieure de son manteau, indiqua Io Ruh. Si elle venait à les perdre, il s’en trouve une paire de rechange dans son sac.

Ce disant, elle plaça le fameux sac au creux de la main tendue de Bard. Il manœuvra maladroitement pour se passer la bandoulière autour du buste sans faire tomber Yue, puis se mit en route.

Les journées de Yue – et par extension celles de Bard – s’allongeaient perpétuellement depuis leur participation au ballet aérien de l’Exhibition, partagées entre les corvées de l’un, les leçons de l’autre ainsi que par leurs sorties et représentations communes. Les invitations pleuvaient à leur adresse. Les nobles se disputaient le privilège de les recevoir lors de fêtes privées et autres mondanités, moins par amour du spectacle que par le biais d’un effet de mode.

Beaucoup se disposaient à payer cher pour faire de leur maison une étape du périple de la petite protégée du grand Collectionneur, de la survivante du massacre de l’Héliaque, de l’esclave prodige qui volait à dos de dragon…

Pour contenter les plus offrants, le baron trainait sa pupille aux quatre coins de l’Empire sans vraiment lui laisser de répit. Familière du surmenage, Yue se plaignait plus souvent des disciplines qu’elle n’aimait pas que de ses horaires effrénés.

— À quoi ça sert, les cours de diction ? gémit-elle à l’approche de la fatidique route pavée. Je sais parler. Je parle tous les jours sans avoir besoin de personne.

— Tu parles encore comme une petite fille, souligna Bard. Ce ne sera pas mignon indéfiniment.

— Tu crois ? Toi, tu parlais comme un petit garçon quand t’étais petit ?

— Probablement.

Loin de se résoudre à marcher malgré la limite négociée franchie, Yue monta un cran plus haut pour s’installer sur les épaules du fabuleux. Il changea instinctivement de position, bien qu’elle n’eût pas vraiment besoin qu’il lui agrippât les chevilles pour se maintenir en équilibre.

— Est-ce que je serai aussi grande que toi, quand j’aurai quinze ans ?

— Probablement pas. Tu seras toujours minuscule.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il faut marcher par soi-même pour grandir.

Bard prit une grande inspiration en s’engageant sur la première pente montante menant au cœur de la ville. Braviq ne comptait pas parmi les plus grandes de l’Empire ni même du Tjarn. Née de la fusion de quatre petits villages vallonnés, elle évoluait peu avec le temps. Les hameaux alentours – dont celui d’où venaient Bard et Yue – ne lui ressemblaient qu’artificiellement. Les nouveaux édifices imitaient les anciens en s’appropriant leurs formes du socle à la cheminé, en passant par les balcons étroits et les toits en charpente, le tout réinventé à la mode impériale : proportions démesurées, matériaux exotiques, ornements excessifs, fenêtres élargies, redessinées, barrée de fer forgé qu’on ne trouvait pas ailleurs dans la région qu’autour de ces villégiatures de noble…

— Je vois l’école ! s’écria Yue du haut de son perchoir.

— Content pour toi.

— Y a déjà plein de monde devant, observa-t-elle d’un ton rêveur. Tu crois que j’irai à l’école avec autant de gens, un jour ? Ou à l’université, avec Ibranhem ?

— Ibranhem ne sera plus à l’université lorsque tu auras l’âge d’y aller, esquiva Bard.

— Il sera où, alors ?

— Tu ne savais pas où trouver tes gants il y a dix minutes et tu voudrais que je sache où sera le frère que je connais à peine dans dix ans ?

— Pourquoi pas ? Si tu sais à quoi servent les cours de diction…

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0