62.2
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Levée en fin de matinée, Aline s’était contentée de jeter une fourrure sur sa chemise de nuit pour prendre une tasse de chocolat chaud sur le rebord de sa fenêtre. L’humidité ambiante embrumait ses carreaux, ne lui laissant presque rien voir de l’extérieur. Lové entre son buste et ses jambes repliées, Ombre ronronnait paresseusement contre son ventre tandis qu’elle se délassait les doigts en lui caressant la fourrure.
Un miaulement plus rauque que les autres arracha Aline à ses divagations. S’ensuivirent plusieurs coups frappés à sa porte. Denève entra sans autre forme de sommation, encombrée d’une large boite.
— Tes nouvelles bottes d’équitation sont enfin arrivées. Essaie-les, s’il te plait. Je veux être sûre qu’elles te vont.
Aline abandonna son chat pour donner satisfaction à sa mère. Assorties à sa robe de chambre et son manteau d’intérieur, ses chaussures lui parurent un tantinet ridicule.
— Elles me vont, confirma Aline après avoir marché quelques pas.
— Parfait. Tu vas pouvoir leur faire voir du pays dès aujourd’hui. Je n’en peux plus de te voir dépérir dans cette chambre, il faut que tu sortes.
— N’exagérons rien. Je ne dépéris pas, je me repose. À quoi servent les vacances, sinon ?
— Tu ne fais plus rien depuis des jours. Ce n’est pas sain. Je suis inquiète.
— Soit, se résigna Aline. Où allons-nous ?
— En ce qui me concerne, je vais commencer par aller chez le verrier, aujourd’hui, mais je te recommande l’auberge de la rue centrale. Leur salle n’est pas la plus luxueuse de la ville, mais leur carte est d’un pittoresque inimitable.
— Attendez une minute. Vous voudriez que je sorte… seule ?
— Seule, non ! Mais tu n’as que l’embarras du choix pour décider lequel de nos serviteurs t’accompagnera.
— Pourquoi ne pas m’accompagner vous-même ? Vous devez bien avoir une ou deux heures à me consacrer si vous tenez à ce point à me faire quitter le chalet.
— Je tiens aussi à cultiver ton goût de l’indépendance. Et il est hors de question que je modifie mon emploi du temps, Léopold en ferait une maladie. J’ai des courses à faire, un rendez-vous chez la placeuse pour auditionner des domestiques, et j’ai promis d’aller chercher Yue à sa leçon de ballet cet après-midi. Je dois aussi prendre des dispositions pour le diner et passer voir le docteur. Abelard s’agite beaucoup, en ce moment.
Aline baissa instinctivement les yeux sur le ventre de sa mère. Abelard – ou peut-être Adelaïd – l’arrondissait chaque jour un peu plus.
— Je vois. Tout est plus important que moi aujourd’hui.
— Ne dis pas de bêtises. Rien ne sera jamais plus important que toi, à mes yeux, et c’est précisément parce que je ne veux que ton bien que je t’ordonne de te lever, de t’habiller et d’aller t’amuser en ville.
L’horloge sonna onze heures, alarmant Denève.
— Ciel… je comprends pourquoi ton beau-père surveille constamment sa montre, le temps file dès qu’on cesse d’y faire attention. Il faut que je parte. Nous nous reverrons ce soir. Tu as intérêt à avoir plein de belles expériences à me raconter ce soir.
La porte se referma sur cette menace voilée de sourire, laissant Aline déboussolée. L’impression lui resta d’être chassée plus qu’incitée à profiter de sa liberté.
Cet état d’esprit la dominait encore lorsque, s’étant ressaisie, elle fit irruption dans la chambre voisine ; celle de Yue. Comme attendu, son esclave s’y trouvait, plongée dans une lecture studieuse. Le baron lui imposait plusieurs heures d’études quotidiennes, de façon à ce qu’elle maintînt sa valeur marchande par son instruction. Interrompue par l’intrusion d’Aline, Io Ruh se leva de sa chaise pour s’agenouiller protocolairement.
— Puis-je être agréable à Mademoiselle ?
— Je veux que tu m’aides à me préparer et que tu m’accompagnes pendant une sortie. Il faudra aussi faire sceller un cheval.
— Entendu, Ma…
— Je n’ai pas fini, ne m’interromps pas. Avant cela, je veux que tu t’assures que quelqu’un s’occupera d’Ombre en mon absence, qu’il ne manque ni de chaleur ni d’attention et que sa gamelle reste pleine. Mais hors de question de le laisser trainer dans la cuisine ! Il en revient toujours les poils couverts de cendres et les pattes grasses. Pendant que j’y pense, préviens aussi les cuisines que je ne déjeune pas au chalet et que je n’y prendrai pas non plus le thé. Je prévois de rentrer vers six heures. Une fois que ce sera fait et que tu seras prête, nous pourrons partir.
Une gêne se lut sur le visage de l’esclave.
— Qu’y a-t-il ? s’agaça Aline.
Io Ruh s’inclina si bas qu’Aline ne vit plus son visage et répondit d’une voix atone :
— Je prie Mademoiselle de m’excuser. Ma mestresse doit rentrer à cinq heures au plus tard et je me dois d’être présente pour elle en priorité. Il m’est impossible de vous accompagner jusque six heures. Si cela vous convient, je m’occuperai de vos apprêts et transmettrai vos ordres, mais il faudra que quelqu’un d’autre vous accompagne.
— Cela ne me convient pas. N’importe qui ici peut te remplacer quelques minutes auprès de Yue. Elle ne mourra pas pour si peu.
— Certes, mais elle est ma mestresse. Sa parole est ma loi avant la vôtre.
— Ah. Et que penses-tu de la parole de mon beau-père ? N’est-elle pas ta loi avant celle de Yue ? Que crois-tu qu’il penserait de ton refus de m’obéir ?
— Je n’ai pas à présumer des pensées du mestre. J’agis en accord avec ses ordres et ceux de ma mestresse. J’accepterai la punition qu’ils jugeront appropriée si mon refus de vous obéir venait à les contrarier.
Les poumons d’Aline enflèrent de rage. Elle expira pour se calmer.
— Bon, puisque tu insistes, nous rentrerons suffisamment tôt pour que tu prépares son biberon à ta mestresse. Je ne tiens pas non plus à passer la journée dehors. Une autre objection ?
Sceptique, la jeune esclave ne réagit pas immédiatement.
— Tu es devenue sourde ?
— Non, Mademoiselle. Je n’ai aucune objection.
— Active-toi, dans ce cas.
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