62.3

6 minutes de lecture

Au plus grand dam d’Aline, c’en fut vite fini des préparatifs. Le confort de sa chambre lui manqua dès la première bouffée d’air froid qu’elle inspira dehors. Elle pesta contre la neige qui agrégeait la boue sur ses bottes neuves, contre le soleil qu’elle eut dans les yeux en se hissant sur sa monture, contre le chemin trop long qui séparait leur chalet de la ville et, surtout, contre son abandon.

Silencieuse, Io Ruh conduisait la jument d’Aline par la bride en contournant soigneusement les crevasses et les plaques de givre. Faute d’avoir négligé les autres obstacles que ceux du sol, elle faillit heurter une passante qui, distraite aussi, traversait imprudemment la chaussée.

— Pardon, je…

Io Ruh s’interrompit lorsqu’elle vit l’inconnue. Sous la capuche qui dissimulait imparfaitement son visage, son teint était aussi sombre que ses iris étaient claires. Leur gris pâle et l’absence de pupille visibles donnait l’illusion d’yeux vides.

— Un problème ? s’impatienta Aline.

La passante aux traits contrastés dévisageait Io Ruh avec insistance, les lèvres entrouvertes sur une absence de mots intelligibles. Elle tremblait de froid sous sa cape trop fine. Une détresse profonde lui tirait les traits.

À son tour, Aline s’intéressa à l’étrangère. Du haut de sa selle, elle ne voyait que l’étoffe élimé dont elle s’enveloppait.

— Que veut-elle ?

— Je ne sais pas, Mademoiselle.

— Jette-lui une pièce, qu’elle s’en aille. Ou fais ce que tu veux, mais débarrasse-t-en.

La concernée leva vers Aline un regard qui lui coupa le souffle.

— Je n’ai pas besoin de pièce.

Elle avait la voix profonde et l’accent rugueux d’une contrée sans doute lointaine. Laquelle ? Sans donner plus d’indice sur son identité ou ses origines, elle reprit sa route.

— Pour qui se prend cette miséreuse ? bougonna Aline. J’aimerais l’entendre parler sur ce ton à Maman ou à Monsieur le baron. Quant à toi, regarde où tu mets les pieds ! Ce n’est quand même pas si difficile de marcher sans emboutir le tout-venant !

— Pardon, Mademoiselle.

Io Ruh remit la jument au pas en s’efforçant de rester alerte.

Au nord de la ville se trouvait un établissement très convenable, proposant couverts, lits, bains et autres services à une clientèle relativement argenteuse. Son tenancier, un homme petit, fluet, empressé, savait peser la bourse des braves gens d’un simple coup d’œil et les alléger en un tour de main. Conséquemment, il fit mille politesses à Aline, lui proposa sa meilleure table, lui attribua son serveur le mieux dégrossi et lui vanta quelques mets rares qui, quoique ne figurant pas sur la carte, pouvaient lui être servis à titre exceptionnel. Par sa complaisance somme toute intéressée, il parvint à dérider Aline. Car que demandait-elle sinon la considération à laquelle son statut lui donnait droit ?

— La prochaine fois qu’il me faudra sortir seule, j’exigerai la voiture. Cela m’évitera des désagréments.

— Des désagréments ? releva le serveur qui préparait sa table. Vous avez fait mauvaise route ?

Heureuse de pouvoir sa plaindre à une oreille attentive, Aline décrivit sa mésaventure au garçon de salle.

— Oh ! Vous avez dû croiser Sani, devina celui-ci lorsqu’elle décrivit la passante.

— Sani ? Vous connaissez cette importune ?

— Connaître, connaître… Je l’ai vue de loin, puis y’a des rumeurs. Je crois que son nom entier c’est Sanaeni. Elle traîne dans la région depuis quelques temps. Parfois, elle essaie de parler à des gens. Parfois, elle passe sans rien dire. Je crois pas qu’elle comprenne bien le réel ou le tulis. Personne ne sait d’où elle vient mais beaucoup supposent qu’elle est apatride, du genre fabuleux.

— Pourquoi alors se promène-t-elle encore en liberté ? se récria Aline. Il faut la faire saisir !

— Vous devez venir d’une très grande ville, je crois. Ici aussi, nous connaissons la loi, mais nous n’avons pas toujours dix hommes armés sous la main pour faire la chasse aux vagabonds, surtout s’ils ne font pas de mal.

— Comment êtes-vous si sûrs qu’elle n’en fait pas ? Qu’elle n’empoisonne pas vos puits et vos récoltes ? Qu’elle ne fait pas s’effondrer vos mines ?

Penaud, le garçon haussa les épaules, puis se concentra sur le remplissage du verre d’Aline. En finissant, il remarqua que celle qui l’accompagnait ne s’était pas assise. Sous ses cheveux noirs et son manteau sombre, elle se confondait aux meubles par la perfection de son immobilier.

— Est-ce que votre… servante ? Vous voulez un couvert pour elle ? Je peux la servir en cuisine, si vous préférez.

— Merci, mais sa présence m’est nécessaire, surtout si les monstres et autres Sani ont quartier libre dans votre bourg.

La phrase, comme les précédentes, tomba dans l’oreille d’un autre client qui, ayant réglé son addition, passait près de la table d’Aline pour rejoindre la sortie. C’était un homme en armure légère dont les cheveux d’un roux agressif pendaient en longues tresses autour d’un visage jeune, mais usé.

— J’suis né dans c’bourg, ma jolie. J’confirme que les monstres y ont quartier libre, ils se font même lécher les bottes par les serveurs. Les vôtres en jettent, d’ailleurs. Voilà qu’a dû couter cher à papa.

Ces derniers mots furent jetés par-dessus l’épaule, peu de temps avant que le client ne sortît au rythme irrégulier d’une sévère claudication. Le visage rougi par la honte, Aline serra les dents à s’en faire mal. Ses yeux s’humectèrent malgré elle. Pour contenir une émotion qui l’aurait humiliée davantage, elle s’empara de son verre qu’elle vida d’un trait. Et s’en repentit. Le vin s’avéra d’une force terrible qui lui irrita la gorge. Son visage s’empourpra de plus belle.

Pourquoi fallait-il que tout allât si mal ? Quel préjudice devait-elle encore subir ?

— C’est Jarolt, fit le garçon de salle désolé. Un brave gars dans le fond. Faut pas faire attention à lui, il a plus les idées claires depuis qu’il est revenu du service. On dit qu’il a entendu le chant des sirènes.

— Peu m’importe, laissez-moi, intima Aline.

Embarrassé, il lui assura qu’il accourrait au premier signe d’elle et se retira après la plus gauche des révérences

— Toi aussi, ajouta-t-elle à l’attention de l’esclave. Va m’attendre dehors.

— J’avertis humblement Mademoiselle qu’il est malavisé qu’elle reste seule en pareil endroit. Elle le disait elle-même il y a une minute.

Aline frappa du poing sur la table.

— Cela fait deux fois, aujourd’hui ! Tu as l’intention de me contester toute la journée ?

— Non, Mademoiselle.

— Alors je ne veux plus t’entendre. En fait, je t’interdis formellement de parler jusqu’à nouvel ordre. Si même les esclaves de ma maison me manquent de respect, je m’étonne à peine que les mendiants me foulent aux pieds et que les petites gens aient plus de considération pour les fabuleux que pour moi ! Est-ce que je ne suis plus personne ? Ni chez moi, ni ailleurs ?

Les larmes difficilement retenues finirent par couler, point celles d’une grande dame offusquée, mais d’une petite fille dépassée réclamant une mère absente. Io Ruh le comprit, ce qui ne changea rien à son devoir d’obéissance. Elle s’inclina, songea qu’Aline la rappellerait bien assez tôt. ’avis sitôt que l’insécurité et la solitude se ferait sentir.

La rue, très calme, l’accueillit d’un tintement de cloche. Deux heures sonnaient. Cela aurait dû l’affoler, lui faire prendre conscience du temps dont elle avait oublié de s’inquiéter, lui faire entrevoir un retard inexcusable et les conséquences associées. Ses collègues penseraient-ils à rallumer la cheminée de Yue avant son retour ? Avait-elle bien rangé son propre matériel d’étude avant de partir ?

Ces questions ne la préoccupaient qu’au second plan. Un visage la hantait, ainsi qu’un nom.

Sanaeni.

En rajustant sa cape sur ses épaules frémissantes, Io Ruh se répétait que cet agencement de syllabe ne lui était pas étranger. Qui le lui avait soufflé, trois, sept, peut-être dix fois ? Pourquoi n’en gardait-elle qu’un souvenir si vague.

Subitement, elle se souvint. Ce nom ne lui avait pas été dit. Elle l'avait entendu, de loin, et de la bouche d'une personne qui ne lui adressait presque jamais la parole : Bard.

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0