63.1
Une journée infiniment trop longue s’achevait pour Denève. Son dos lui faisait indiciblement mal, son estomac la ballonnait et ses pieds gonflés menaçaient de faire éclater ses chaussures. Elle faillit tomber en sortant de voiture.
— Ça va, Madame ? s’inquiéta Yue en descendant à son tour.
— Oui, ne te fais pas soucis pour moi. Rentre vite te mettre au chaud.
La fillette remonta l’allée en direction du chalet, ses semelles labourant la neige sur son passage tant elle les trainait. Denève allait lui emboiter le pas lorsqu’elle remarqua Bard, le nez en l’air et le front plissé. Le sac de Yue lui encombrait encore les bras.
— Tu as oublié de rendre ses affaires à la petite, supposa-t-elle. Veux-tu que je la rappelle ?
— Non merci. C’est sa servante qui rentre ses affaires, d’habitude. Elle doit être en train de descendre.
— Soit. Frappe à la porte de service si elle tarde trop. Ne va pas guetter sa venue des heures.
Bard n’attendit qu’une poignée de minutes avant suivre son conseil, sans quoi, il aurait pris du retard sur sa corvée de déneigement. Son uniforme renfilé, il se mit au travail en priant pour ne pas avoir à y passer la nuit.
Peu après six heures, sous un ciel grisâtre encore lumineux, le mestre revint à son tour. Son arrivée fut discrète. Concentré sur sa besogne, Bard ne le remarqua que lorsque son ombre vint obscurcir le monticule de neige qu’il pelletait.
Cette ombre, résolument immobile, lui glaça les sangs et lui noua la gorge. Sans oser lever les yeux, il s’interrompît dans son geste pour poser un genou à terre.
Le mestre ne se fendit pas d’un mot, ni d’un geste. Lorsqu’il en eut assez, il reprit nonchalamment sa route, laissant Bard à sa besogne.
Une chaleur confortable, presque trop intense, enveloppa Léopold lorsqu’il rentra chez lui. La pénombre confinait à l’obscurité du vestibule à la pièce à vivre où le foyer central brulait. Cela l’étonna. Là où lui aimait les ambiances tamisées, son épouse préférait les intérieurs lumineux et ne se privait jamais de faire allumer toutes les lampes dès les premiers signes de déclin du jour.
Il s’enfonça dans le chalet jusqu’à la salle à manger –déjà mieux éclairée – et dut se contenir pour ne pas esquisser de mouvement brusque lorsque la silhouette fantomatique de Yue entra dans son champ de vision, portant à bout de bras un vase pesant, plein jusqu’au bord, dont elle avait déjà versé un dixième sur sa robe et dans son sillage.
Elle parvint à le poser sur la table sans autre forme d’accident et s’apprêtait à y noyer un immense bouquet de fleurs sauvages lorsque son tuteur se manifesta pour l’arrêter. Par où commencer ?
— Yue, soupira-t-il. Que fais-tu seule ici ? Où est ta domestique et où sont tes… où sont tes chaussures ?
Elle baissa les yeux sur ses chaussettes, l’air étonnée de ne rien porter d’autre. Il revint à la mémoire de Léopold qu’à la même question, la fillette réagissait déjà de cette façon lorsqu’elle avait quatre ans. Quelque chose en elle refusait obstinément de grandir – et de se couvrir les pieds. À onze ans, toutefois, elle s’avéra enfin capable de fournir une explication plausible.
— Je les ai enlevées pour pas faire de bruit. Madame se repose.
— J’apprécie ta prévenance, mais j’en reviens à ma première question. Où est Io Ruh ?
— Elle est sortie, je crois.
— Tu crois ?
— Je… Oui, je…
Elle s’arrêta, consciente de s’enliser dans un abîme au fond duquel elle ne s’était même pas vue tomber. Léopold tira les deux chaises les plus proches de sous la table, les plaça en vis-à-vis et invita Yue à s’assoir en face de la sienne. Celle-ci prit place, prête à essuyer une inévitable semonce.
— Io Ruh n’est pas une babiole que tu peux te permettre d’égarer. Elle t’est utile, et un esclave utile est un esclave de valeur. Tu dois prendre soin d’elle autant qu’elle de toi. Autrement, tu ne la rentabiliseras jamais. Est-ce que tu comprends ?
Elle acquiesça, mais sans comprendre, sinon moins bien qu’escompté.
— Bien. Reprenons, dans ce cas. Où se trouve ton esclave ?
— Elle… Je peux pas deviner.
— Bien sûr que non, tu ne peux pas. Que peux-tu faire, alors ? Prends-le temps de réfléchir.
Une longue minute s’écoula sans qu’aucune solution ne lui vînt. Léopold renonça.
— Regagne ta chambre. Tu pourras en sortir lorsque tu auras une réponse à me donner.
Soulagée de pouvoir se soustraire à l’interrogatoire, même temporairement, elle s’éclipsa à la hâte. À quelques instants près, son départ correspondit à l’arrivée de Denève, coiffée par l’oreiller.
Léopold et elle se saluèrent en amants passionnés, d’un baiser au bout duquel ils restèrent enlacés l’un à l’autre.
— Je finirai par vous attacher au lit si vous vous obstinez à partir le matin sans daigner saluer votre épouse, menaça Denève.
— Mon épouse n’aurait pas à se plaindre si elle savait se lever tôt.
— Tôt, c’est-à-dire avant le soleil ? Vous voudriez que j’inflige cela à votre hériter ?
— Ah ? Et jusqu’à quelle heure pensez-vous que cet héritier pourra dormir une fois passé l’âge de boire à vos seins ?
Le sourire mutin de Denève s’évanouit.
— Léopold. Vous plaisantez, n’est-ce pas ?
Il laissa échapper un rire profond.
— Répondez-moi.
— Je vous répond que vous m’avez entendu et compris la première fois.
Elle s’arracha aux bras de son mari en poussant une exclamation excédée.
— Vous avez un sens de l’humour détestable, lui reprocha-t-elle en rangeant les chaises qu’il avait déplacées.
Elle s’attela ensuite à finir ce qu’avait entrepris Yue, vidant le vase trop plein de moitié dans un récipient vide pour y tremper le bouquet de fleurs.
— Votre pupille est douée en composition florale. Elle a fait ce bouquet tout à l’heure. Je l’ai autorisée à le mettre sur la grande table. Je voulais aussi lui proposer de dîner avec nous ce soir, mais je préférais vous consulter au préalable. Êtes-vous d’accord ?
— Yue a besoin de réfléchir à sa conduite, aujourd’hui. Elle le méritera mieux une prochaine fois.
— Vous pensez ? Je l’ai pourtant trouvée sage, depuis notre retour. Je m’attendais à ce qu’elle soit plus difficile à tenir en l’absence de sa bonne.
— Puisque vous abordez le sujet, vous pourrez peut-être me dire où se cache cette délicate petite fleur à qui je suis tenté d’arracher tous les pétales ?
— Léopold…
— Pourquoi est-elle absente ?
— Aline l’a empruntée ce matin. Elles ne devraient plus tarder à rentrer. Inutile de vous mettre en colère.
— Votre fille n’a donc pas assez de personnel domestique à disposition ? s’agaça Léopold. Il lui a fallu jeter son dévolu sur la seule qui ne lui appartient d’aucune façon ? Et vous l’avez permis ?
Denève s’efforça d’expliquer qu’étant sortie la première, elle n’avait pas eu connaissance de toutes les démarches d’Aline, tout en mettant en avant qu’elle n’y voyait aucun inconvénient concret. Sur ce point, son époux et elle ne tombèrent jamais d’accord.
Aline revint au chalet à son tour, portée par une bourrasque de vent qui fit claquer plusieurs portes en couvrit le vestibule de la poudreuse. Dans son empressement, elle n’ôta ni gants ni manteau en venant se campé prés du foyer central au-dessus duquel elle tendit les mains. Sa mère la rejoignit, inquiète de lui trouver l’air si nerveux.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Aline ? Ta journée ne s’est pas passée comme tu le voulais ?
— Non. Si elle s’était passée comme je le voulais, je l’aurais passée ici. À la place, elle s’est passée comme vous le vouliez : je suis sortie, j’ai fait de détestables rencontres et je rentre épuisée et frigorifiée. Vous devez être contente !
Elle s’enfuit plus qu’elle ne monta les escaliers sous le regard incrédule de Denève. Léopold allait risquer un commentaire lorsqu’un bruit sourd se fit entendre dans le vestibule.
Io Ruh venait de s’y écrouler, les joues rouges, le souffle saccadé, couverte de neige jusqu’entre ses cils.
— Donne-moi ta main, ordonna le baron en l’approchant.
Elle s’exécuta sans chercher à comprendre, vit le mestre lui ôter son gant pour lui dénuder le poignet et prendre son pouls. Sa peau était glacée, son rythme cardiaque anormalement élevé.
— Tu es en pleine hypothermie, diagnostiqua Léopold. J’ai l’impression que tu as des choses à me raconter en attendant le pic de fièvre.
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