39.1
Main dans la main, somnolents l’un et l’autre, Yue et Isaac se dirigeaient vers leur salle de classe sans se douter que la matinée défierait l’ordinaire. La petite fille se récitait les tables de multiplication sur lesquelles elle craignait d’être interrogée. Quant à son frère, il fredonnait l’air d’une comptine locale supposée aider les enfants à apprendre le nom jerild des couleurs. L’avance confortable d’Isaac sur les études indiquées à son âge lui permettait d’entamer des travaux moins élémentaires que ceux de sa grande sœur.
Peu avant sept heures, de sorte à pouvoir s’installer avant le début de la leçon, ils prirent place à leurs pupitres respectifs et attendirent vainement l’arrivée de leur précepteur. Lorsque l’absence de celui-ci les interpella suffisamment pour les arracher à leurs révisions, ils résolurent d’aller à lui.
La chambre d’Ibranhem jouxtait la bibliothèque. Puisqu’il passait le plus clair de son temps entre les rayonnages, Yue et Isaac commencèrent par l’y chercher, à raison.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui reprocha Yue plus qu’elle ne s’intéressât à son activité.
— Que pensez-vous que je fais ? répliqua Ibranhem, taquin.
Visiblement, il réaménageait le coin lecture préféré d’Hiram en plaçant ses énormes coussins en cercle plutôt qu’en ligne.
— Tu nous grondes chaque fois qu’on est en retard de deux minutes et toi, tu nous fais attendre pour jouer avec la décoration ? le disputa-t-elle.
— Ne te fâche pas comme ça, je jurerais entendre ma mère.
La comparaison déplut fortement à Yue. Sa grimace s’en ressenti.
— Tu sais, je ne ferais pas la fière, à ta place, renchérit Ibranhem. Je te rappelle que tu es encore entrée sans frapper dans une pièce de l’aile des hommes. Quelqu’un va finir par te frotter les oreilles.
Honteuse, elle baissa les yeux, se demandant s’il lui fallait sortir, s’excuser – non ! – ou s’insurger une énième fois contre la séparation genrée de l’espace domestique. Finalement, elle ne fit rien de tout cela.
— Aujourd’hui, la leçon se prendra ici, expliqua Ibranhem en s’affalant sur un coussin jaune.
— Mais tu dis toujours qu’il faut être bien assis pour être bien concentré, rappela Isaac.
— Depuis quand vous buvez mes paroles, tous les deux, hein ? Allez, assis.
Les deux enfants obtempérèrent, non sans méfiance. À peine installés au creux d’un pouf, ils entendirent la porte bailla derrière eux pour se refermer sur Hiram et Bard. Si le père de famille ne parut pas étonné de trouver tant de monde dans la pièce, la stupéfaction se lut distinctement sur le visage du fabuleux.
— Que se passe-t-il ?
— Tu es invité à participer à la leçon d’aujourd’hui, lui apprit Ibranhem.
— Je… Merci, mais est-ce que je ne suis pas un peu âgé ça ?
— Celle-ci t’intéressera beaucoup, promit Hiram.
Bientôt, tous furent confortablement assis et prêts à écouter ou, dans le cas d’Hiram et son aîné, prêts à parler.
— Mes enfants, j’ignore exactement ce que vous savez de la magie, des arcanes, et des êtres qui les manipulent, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il est temps pour vous d’ouvrir les yeux sur le fait que toutes ces choses font partie de vos vies. Sous une forme ou sous une autre, une grande force vous est accessible, et il serait irresponsable de notre part de vous la laisser entre les mains sans vous aider à la comprendre du mieux que nous pouvons. Ibranhem et moi avons reçu une éducation magique plus solide que la plupart des Réels n’en recevront jamais. Aussi, nous voulons partager certaines de nos connaissances avec vous. La première chose à savoir pour vous deux, mes petits, c’est que vos racines remontent vraisemblablement au vieux continent : Ar’n’t.
— Celui des apatrides… pensa Bard tout haut.
L’atmosphères s’alourdit. Ce terme teintait d’avance la conversation d’un préjudice qu’’Hiram aurait préféré éviter. Il en perdit ses mots. Ibranhem le relaya.
— Vous devez déjà avoir certaines questions. Nous pouvons peut-être commencer par là ?
Tout de suite, Yue leva la main.
— Oui ? l’interrogea son précepteur.
— Est-ce que je suis humaine ? demanda-t-elle de but en blanc.
— Officiellement, oui, reprit Hiram, ressaisi. Sur ton acte de naissance, rien n’indique que tu aies du sang fabuleux ou apatride, puisqu’aucune information sur ta mère n’y figure. Il se peut que tu tiennes d’elle des pouvoirs dont nous nous ne savons encore rien.
— Moi je sais, se manifesta Bard. Quand je suis sous forme de dragon, j’ai l’ouïe mauvaise, mais j’entends la voix de Yue dans ma tête, mieux que celles des autres.
— Intéressant. Sache qu’avant tout, la magie est un langage, décrivit Ibranhem. Théoriquement, tout le monde est capable d’en parler quelques mots. En l’occurrence, si Yue maîtrise le langage de ton esprit, cela ne vient pas forcément d’elle. Il est possible que tu lui donnes ce pouvoir inconsciemment ou qu’elle l’ait hérité de ton nécromant.
— Son oncle le tueur au gantelet, tu veux dire ?
Ce fut au tour de Yue de perdre sa contenance. Les mentions de cet individu qu’elle ne connaissait qu’à travers les récits de Bard la raidissait d’angoisse.
— Dans l’intérêt de Yue, décida Hiram, nous donnerons la deuxième explication si la moindre question venait à se poses. Même au Jerada, il est difficile de vivre paisiblement en tant que fabuleux. Si Yue perd son statut humain, tu perds aussi ta protection juridique, alors soyez prudents.
Yue releva la main, mais s’exprima sans attendre.
— Et lui, alors… celui qui a brûlé le cirque… est-ce qu’il est humain ?
— Rien n’est moins sûr, déplora Hiram. Le rapport d’enquête ne le précise pas, mais Bard l’a vu se servir d’un arcane de sang en déversant le sien propre, ce qui implique qu’il a suffisamment de magie en lui pour être qualifié de fabuleux au sens Réel du terme.
Fascinée, effrayée et pensive tout à la fois, Yue se perdit en conjectures. La petite fille ne pouvait qu’imaginer l’oncle dont personne autour d’elle n’avait vu le visage le soir de l’incendie, sinon Bard. Il lui avait décrit un homme petit et athlétique, dont le teint et les cheveux blancs se confondaient presque et dont les yeux gris paraissaient d’argent…
Elle n’oubliait pas non plus le portrait que lui avait montré Isaac et où figurait le bambin qu’il avait été. Son frère et elle n’avaient jamais reparlé de l’évènement depuis, pas plus que de la mort de Gerane. Le moment était-il venu ?
— Yue, reprit Hiram. Sache qu’il est probable que cet homme ressurgisse dans ta vie et tente de t’emmener avec lui, comme le voulait Gerane. Il se peut qu’alors nous ne soyons pas les plus forts et qu’il t’arrache à nous.
Le cœur de la petite fille parut tomber, telle une pierre, au fond de sa poitrine.
— Quoi ? s’étrangla-t-elle.
— À toi, il ne fera surement aucun mal, assura Bard. Et maintenant que Gerane n’est plus là, il doit être le seul à savoir où est ton père.
À force de chassez les souvenir qu’elle avait de lui pour ne pas se sentir triste, Yue pensait de moins en moins à son père et chaque mention de lui l’enfonçait dans un brouillard de sentiment qu’elle ne savait plus identifier.
— Alors… il faut qu’il me retrouve ? hasarda-t-elle. Qu’est-ce que je dois faire pour ça ?
— Mieux vaut que nous le trouvions plutôt que l’inverse, l’arrêta Ibranhem. Et ça, j’en fais mon affaire. J’ai suffisamment voyagé pour savoir comment trouver des informations. J’ai des contacts avec le Bureau des Archives.
Bard grimaça. Pour un peu, il aurait craché par terre.
— Tu fais confiance aux Archivistes ?
— Tu fais confiance aux Collectionneurs ? répliqua son aîné.
Un vide hostile ponctua la conversation, faillit la faire cesser.
— Et moi, alors ? intervint timidement Isaac. Est-ce que je suis humain ?
— Hélas, non, déplora Hiram. Toi, Isaac, tu n’es pas humain. Toujours au sens Réel du terme, tu as tant de magie en toi que la loi te regarde comme un fabuleux. Nous le savons depuis que nous t’avons vu faire sortir ton golem de terre. Un humain aurait pu le faire bouger, pas l’invoquer. Nous savons aussi pour ta relique et pour l’endroit secret dont vous parlez en chuchotant avec ta sœur.
Issac n’eut pas besoin de parler. Ses yeux effarés confirmèrent toutes les suppositions du père de famille.
— Ne t’inquiète pas, ton secret est bien gardé avec nous. Mieux, nous t’apprendrons à dissimuler tes pouvoir plus efficacement, tout en apprenant à les contrôler, de sorte que tu puisses garder ton statut humain.
Le petit garçon se blottit contre sa grande sœur, le visage à demi caché par le rideau de ses cheveux frisés.
— Non merci. Maman m’apprend déjà.
— Mais ta maman n’est pas avec toi pour l’instant, souligna Ibranhem.
— Elle va revenir ! jura-t-il.
— Bon, d’accord, mais rien ne t’empêche de continuer à apprendre en l’attendant, si ?
— Elle ne serait pas contente, s’obstina Isaac. Elle va se fâcher et elle défera Golem.
— Nous lui expliquerons que nous avons insisté et…
— Il a dit non ! s’insurgea Yue. Laissez-le tranquille !
— Personne ici ne veut de mal à ton petit frère, tempéra Hiram. Nous voulons seulement vous aider. Tu en doutes ?
— Je dis seulement de le laisser tranquille, grommela-t-elle en enveloppant Isaac de ses bras. S’il veut pas, il veut pas.
Ibranhem et son père poussèrent de concert un soupir de résignation. D’un regard, ils s’entendirent pour réaborder le sujet plus tard, en l’absence de Yue.
— Veut-il au moins nous en dire plus sur cette mère ? Quel est son nom, par exemple ?
— Ma maman s’appelle maman, souffla-t-il comme une évidence.
Hiram ne fut qu’à moitié surpris par sa réponse. En dépit de son instruction, Isaac restait un enfant de sept ans. Il rebondit immédiatement.
— Comment les grandes personnes l’appellent-elles ?
— Elles l’appellent Docteur. Mais sa Grande Amie et mon grand-père l’appellent Aba.
— Les prénoms Aranites sont rarement si courts, observa Ibranhem. Ce doit être un diminutif. Contrairement aux réels qui s’en servent surtout pour diminuer leurs esclaves, les diminutifs sont des marques d’affection sur Ar’n’t. Si on en croit la littérature dont on dispose, du moins.
— Le grand-père d’Isaac aime sa fille, fit Bard, caustique. Merci, Iby, je ne sais pas ce qu’on ferait sans toi.
— Moi non plus, répliqua Ibranhem, imperturbable. Tu sauras aussi que la monogamie est peu rependue sur le vieux continent et que le terme Grande Amie désigne une partenaire intime de longue date. Je ne serais pas étonné qu’Isaac ne connaisse pas son père.
— Je n’ai pas de père, affirma naïvement Isaac.
Ibranhem sourit à Bard avec hauteur.
— Puisque tu méprises à ce point mon savoir, cela ne t’intéressera pas d’en apprendre plus sur ton espèce, je suppose ?
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