68.1

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Entre deux prises de tabac, le baron épluchait le courrier de la maison lorsque Yue se présenta à la porte du fumoir. Il la reconnut à la façon singulière dont elle frappait, toujours deux séries de deux coups. Il étouffa le bout de son cigare, ouvrit une fenêtre, puis la fit entrer.

— Tu rentres tôt, observa-t-il, quoi qu’il fût dix heures passées. Frèn te précède d’une heure à peine. L’enquête de voisinage n’a rien révélé de suspect quant aux antécédents de notre homme. Ni félonie, ni inconduite, ni violence, sinon quelques bagarres de jeunesse. Il vit sans excès, d’une maigre rente et d’une pension d’invalidé décente… Un brave garçon, dit-on, quoi qu’un peu excentrique, qui n’en avait vraisemblablement pas après la vertu d’Aline. Abrège ton rapport s’il ne contredit pas ce que je viens de dire.

— Abréger à quel point ?

— Parle-moi tout de suite de ce qui te plisse le front. Que s’est-il passé de si inattendu ?

Yue s’efforça de défroncer les sourcils, mais ne parvint qu’à aggraver son expression.

— Il y a quelqu’un d’autre, rapporta-elle en se touchant instinctivement les cheveux. Une femme… Elle a commencé par nous attaquer puis…

— Attaquer ? se récria le baron.

Il prit le temps de l’examiner de plus près, remarqua de légères contusions sur son visage, puis sur ses bras en lui relevant les manches.

— Où est-ce que tu es blessée ? Tu as mal ?

— Non, je… un peu, seulement.

— Si tu as quoi que ce soit qui risque de laisser une marque, tu dois me le dire, insista-t-il.

Yue secoua la tête en manière de réassurance, ce qui n’empêcha pas Léopold de se promettre de la faire examiner par un médecin le plus tôt possible.

— Reprend, permit-il, n’omet aucun détail.

— Je ne dois plus abréger ?

— Non. Dis moi absolument tout ce qui s’est passé et tout ce que tu as remarqué.

Yue s’exécuta, retraçant leur parcours à son esclave et elle, du premier contact qu’ils avaient eu avec Jarolt Sarovv à l’apparition de Sanaeni en passant par la traque à travers bois.

Dans son rapport somme toute sélectif, elle ne mentionna pas le livre qui lui avait offert Ibranhem et Isaac ou la façon dont se dernier s’était retrouvé mêlé à sa conversation avec la fabuleuse. Yue n’aimait pas parler de lui à son tuteur. Une part d’elle savait que sa faveur avait un coup, à peine moins élevé que celui de ses foudres. Elle ne souhaiter attirer ni l’un à l’autre à son petit frère.

Le visage du baron se teinta d’une expression que la fillette échoua à lire lorsqu’elle lui apprit que Sanaeni l’avait reconnu pour la fille de sa mère. Ses yeux démesurément ouverts laissaient voir tout le bleu de ses iris. Il n’en clignait pas. Une veine gonflée lui palpitait sur la tempe. Si elle l’avait moins bien connu, Yue aurait pu le croire en colère.

— Parle-moi de sa magie. Représentait-elle une réelle menace ?

Grandir entourée de chimère et de fabuleux n’aidait pas Yue à faire la différence entre une magie dangereuse et une autre, inoffensive, à supposer que telle chose existe. Voir le sol s’ouvrir sous ses pieds et le sentir qui la soulevait en l’espace de quelques secondes l’avait impressionné sur le coup, mais la laissait presque indifférente avec le recul.

— Je crois qu’il faut faire attention, mais qu’elle est loin d’être aussi forte que Gerane.

Ni aussi forte qu’Isaac.

Un silence plana, qui fit blanchir les jointures du baron sur ses accoudoirs.

— Cette situation est contrariante. Je vais devoir la prendre beaucoup plus au sérieux que prévu.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Que voudrais-tu que je fasse ?

— Rien, juste… Je veux juste…

Léopold lui posa une main au sommet de crâne. Yue en perdit le fil de ses pensées.

— Cesse de t’inquiéter, lui intima-t-il. Je peux te promettre que je ne laisserai personne détruire nos vies une seconde fois.


‌☽


— Lève-toi, ordonna Bard à Io Ruh en lui arrachant sa couverture. Tu dois descendre sous le chalet.

L’air hagard, la convalescente cacha pudiquement ses jambes sous sa robe de chambre.

— La mestresse m’a interdit de me lever, rappela-t-elle. Je serai punie si je lui désobéis.

— Par Yue ? rit-il. J’en tremble pour toi.

Sa réplique laissa Io Ruh interdite.

— Tes draps sont trempés de sueur. Il faut en changer de toute façon, reprit plus sérieusement Bard.

— Milda s’en occupera.

— Non. Milda est déjà descendue. Yue aussi. Tu dois les rejoindre, dépêche-toi. L’ordre vient du baron.

Io Ruh reconsidéra sa situation à la lueur de cet argument. Malgré une gêne persistante, elle sortit du lit.

— Met quelque de chaud et descends jusqu’au troisième sous-sol. Vous allez peut-être devoir y passer la nuit. En bas, tu obéis à Madame Makara, même si Yue te donne des ordres qui la contredisent.

L’instant lui apparut subitement dans toute sa gravité. Le troisième sous-sol du ne devait servir qu’en cas de danger imminent et grave, de l’ordre d’une catastrophe naturelle, une attaque de chimères ou une invasion de la propriété. Pour des questions de sécurité, certains serviteurs de la maison ignoraient jusqu’à l’existence d’un tel endroit.

Coupant court à toute question inutile, elle passa sa robe la plus couvrante et son manteau par-dessus le reste. Le fabuleux l’accompagna jusqu’à la porte de service du chalet, seuil qu’il ne franchît pas.

— Tu ne viens pas ? s’étonna-t-elle.

Bard eut un sourire cynique.

— Les fabuleux n’entre pas, récita-t-il. Et j’ai quinze ans. Je ne me mets pas à l’abri avec les femmes et les enfants. Je vais devoir me rendre utile ailleurs.

Elle se sentit rougir, honteuse d’avoir posé la question.

— Dois-je m’inquiéter pour toi ?

— Si on était amis, peut-être, mais en l’occurrence, inutile de te fatiguer.

Io Ruh déglutit une bile amère.

— Dans l’intérêt de notre mestresse, il serait profitable que nous puissions améliorer nos rapports. J’espère que… Si je peux faire quoi que ce soit pour te convaincre que c’est possible, fais le moi savoir.

Bard parut considérer la question sérieusement quelques solides secondes, puis soupira.

— Contente-toi de veiller sur Yue, je t’en serais reconnaissant. Elle est impulsive, surtout quand elle se sent mal. Ne la laisse rien faire de stupide et dangereux, quitte à devoir la contredire. Compris ?

— Tu voudrais que je contredise notre mestresse ? s’effraya Io Ruh.

— Oui. Autant de fois que nécessaire. S’il lui arrive quoi que ce soit que tu aurais pu empêcher, je t’en voudrais longtemps.

La pression, fièvre aidant, fit briller les yeux de Ruh de larmes acides. Bard inspira bruyamment. Sa mâchoire se crispa de déception.

— À plus tard, Io Ruh.

La porte se referma, l’obligeant à reculer d’un pas pour ne pas être heurtée par le panneau. Seule, elle prit le temps de rassembler ses idées et reprendre son souffle.

— Troisième sous-sol, se répéta-t-elle.

Elle descendit dans le cellier, passa par la trappe qui menait plus bas à un débarras puis, à la lumière d’une lampe qu’elle y récupéra, emprunta une porte dérobée pour qui la mena à un escalier tournant. Il fallut compter les pallier, le plus bas donnant sur une impasse destinée à confondre les indésirables. Là, elle examina le mur à la recherche de la pierre presque trop haute pour son bras tendu sur laquelle il fallait appuyer pour révéler une seconde porte cachée, puis une dernière quelques pas plus loin. La tête lui tournait en arrivant à destination.

L’abri consistait en une grande salle meublée du strict nécessaire : quatre lits superposés, deux armoires, une table en bois brut et quelques chaises. Affalée sur l’une d’elle, bras croisés autour de la tête, Yue contemplait le vide. Plus loin, Aline cajolait son chat, Madame Makara passait en revue les provisions et Milda passait les lits à la bassinoire.

— Te voilà, constata la baronne. Où en es-tu de cette vilaine fièvre ?

— Pas encore guérie, répondit Yue à sa place. Elle va retourner se coucher.

— Soit. Tu as entendu ta mestresse, je suppose. Milda va te préparer ton couchage.

Preste, la femme de chambre tira d’une armoire la natte, la paillasse et la couverture destinées à sa comparse.

— Je lui laisse mon lit, l’arrêta Yue. Elle va jamais guérir si elle dort trop près du sol.

— Cela, je ne peux pas te le permettre, Yue. Que dirait Monsieur ?

— Mon lit, mon esclave, ma décision, asséna la fillette.

Denève abdiqua presque immédiatement. Discipliner Yue, surtout dans ses mauvais jours, n’était pas de son ressort.

— Laissez-la dormir par terre, Maman, intervint Aline. Elle a été esclave, elle a l’habitude.

— J’ai aussi été célèbre. En fait, je le suis toujours, et toi, toujours pas.


‌☽

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