68.2
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Une joie sauvage envahissait Léopold, toujours plus intense à chacun de ses pas dans la neige. Les doigts contractés autour de la crosse de son fusil d’argent, il devait se contenir pour ne pas courir au-devant de sa cible. Il avait fait de ces folies dans sa jeunesse : charger sans réfléchir, parfois des hordes entières, trop sûr de ses forces pour se souvenir de ses faiblesses… Le moment aurait été mal choisi pour retomber dans ce travers.
— Par ici, lui indiqua Bard.
Il montrait un trou d’ombre formé par le couvert des arbres par-dessus un vague sentier accidenté. Léopold imaginait mal un unijambiste s’y aventurer mais ne posa pas de questions.
Le cœur de Bard battait si fort qu’il soupçonnait le mestre de pouvoir l’entendre. La position dans laquelle il se trouvait l’angoissait au moins autant que son premier jour de travail à la baronnie.
— Tu es tendu, remarqua fatalement le mestre. Un problème ?
— Non, mestre.
— Ce n’est pas une question piège. Parle si tu as quelque chose à dire.
C’était peut-être la première fois qu’il l’invitait à s’exprimer autrement que pour dire oui ou non, voire rapporter un fait précis. Dans son étonnement, Bard posa une question sans beaucoup réfléchir :
— Pourquoi ne pas vous être laissé le temps de réunir plus de moyens ? Des renforts pourraient être utile.
— Des renforts seraient encombrants, rectifia Léopold. Frèn nous suit de loin. Je n’ai pas besoin de plus. Pas au risque de laisser à ma cible autant de temps pour me frapper d’imprévu. J’ai trop attendu quand le cirque a été en danger. J’ai appris de mon erreur.
Le ton calme et neutre qu’il adoptait surprit Bard. Ordinairement, il le réservait à Yue.
— Vous pensez être en mesure de… la…
— Tuer ? Oui. Est-ce que je ne t’ai pas déjà prouvé ma compétence ?
Une douleur fantôme traversa Bard au souvenir du coup que le mestre lui avait planter entre les omoplates avant de lui refaire méthodiquement le portrait. Avec deux ans de recul, le fabuleux mesurait mieux la force qu’il fallait déployer pour casser quoi que soit à son corps hybride. En l’occurrence, le baron li avait cassé plusieurs côtes et fait cracher presque autant de dents.
— Idéalement, j’aimerais quand même qu’elle reste en vie assez longtemps pour répondre à quelques questions.
— Je ne suis pas sûr qu’elle vous parlera aussi volontiers qu’à Yue.
— J’en suis conscient mais je préfère la garder en sécurité pour le moment. Au passage, qu’elle t’autorise à lui parler familièrement me passe par-dessus la tête, mais n’emploie pas son prénom en-dehors de vos conversations privées.
Bard ne prit pas ombrage du rappel à l’ordre. Au contraire, il s’étonna de ne pas essuyer de réprimande plus sévère. Le baron lui parlait toujours sur le ton de la conversation, ce qu’il trouvait aussi insensé qu’agréable.
— Je ne le ferai plus. Je vous présente mes excuses.
— Je les accepte aussi longtemps que tu tiens parole.
Le cœur de Bard s’était calmé. Il en venait à se demander si cela n’avait pas été le but du mestre en engageant la conversation. Il pouvait avoir essayé de le distraire de son angoisse pour le rendre plus efficace.
— Nous ne somme plus très loin de l’endroit où nous avons été attaqués. J’ai l’impression que la fabuleuse y est toujours. J’éteins la lanterne ?
— Inutile. Je ne m’attends pas à pouvoir la prendre par surprise.
Bard aurait voulu avoir une réplique à donner, poursuivre la conversation aussi longtemps que durerait le trajet. Plus rien ne lui venait.
— Tu as été bon esclave, récemment, reprit subitement le mestre. Je saurais m’en souvenir.
— Oh… Merci.
Il ne se sentait ni flatté ni insulté, seulement confus. Ignorant le brouillard de ses sentiments, il se reconcentra sur le chemin.
— La clairière est juste ici, montra-il. Elle aussi.
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