70.1

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Haute et massive, la forteresse des Yggdrasil paraissait flotter sur ses douves. La structure ne touchait terre que par deux longues passerelles à pont-levis, dont les mécanismes prenaient la rouille et le gel par ces temps d’hiver et de paix.

Malgré la saison, les murs verdoyaient de grimpantes, jaillies de l’eau ou descendues d’arbustes à port pleureur qui poussaient au bord des jardins suspendus ; les fenêtres, rares et étroites, dégoulinaient de fleurs aussi blanches que la neige qui tombait drue la veille encore.

Denève s’étirait le cou pour mieux voir la façade que leur voiture approchait, ou plutôt son reflet agité par l’onde. Yue, moins retenue et surtout moins fatiguée, sortait tête et épaules de l’habitacle, agenouillée sur la banquette. Pendant les longs voyages, la petite finissait toujours par s’agiter dans tous les sens.

— Attention ! pesta Aline. Tu salies mon manteau avec tes pieds !

— N’importe quoi, l’ignora Yue.

— Maman !

— Yue, tança Léopold, assieds-toi correctement.

Paupières froncées, Il se malaxait le front pour chasser un début de migraine et entendit plus qu’il ne vit Yue obéir à son ordre.

— J’escompte que tu seras sage pendant notre séjour, ajouta-t-il. Ici, tu ne furètes pas dans tous les coins, tu n’écoutes pas aux portes, tu ne parles pas sans y être invitée. Si ton comportement n’est pas exemplaire, crois-moi, ta correction le sera. Tu as compris ?

— Oui, Monsieur le baron.

Calé contre son dossier, elle parut résolue à bien faire, au moins pour le moment. Léopold s’efforcerait d’entretenir son état d’esprit au moyen de rappels fréquents.

— Aline, poursuivit-il. Cesse de geindre à tout propos. Yue est encore une petite fille. Ses écarts peuvent se comprendre. Les tiens, beaucoup moins. Je te promets un séjour désagréable si tu ne te ressaisis pas.

L’interpellée resserras les bras autour de la cage de son chat, effarouchée.

— Réponds à ton beau-père, la pria Denève. Tu as compris, toi aussi ?

Aline hocha la tête à contre cœur.

— J’ai compris, beau-papa, bredouilla-t-elle.

Elle comprenait surtout que sa mère avait complétement renoncé à dissocier sa pensée de celle de son mari. D’une façon ou d’une autre, leur quotidien s’annonçait pénible.

Le temps vint bientôt de descendre. Une cour affairée et bruyante les accueillit, pleine de soldats en patrouille, de domestiques bavardant autour de leurs corvées et de nobles de passage. Au milieu de l’agitation, la silhouette massive du premier prince de Tjarn s’ancrait immobile dans la fraicheur du matin, flanquée de trois hommes en armures.

Léopold mit pied à terre le premier, aida sa voiturée à en faire autant puis les mena au-devant de son oncle.

— Ton messager ne t’a pas précédé de beaucoup, jeta celui-ci pour tout salut. Je ne te cache que nous sommes dans l’embarras pour ce qui est de vous loger à l’improviste. L’Équinoxe de Printemps approche et mobilise toutes nos forces. Ne t’attends pas à un traitement de marque. Je sais ce que tu espères en te présentant ici, mais tu ne rencontreras le roi que si tel est son bon plaisir et tu ne te serviras du sceau royal pour tes affaires que s’il le permet. Tu vivras ici selon nos us. Entre nos murs, tu privilégieras le haut-tulis pour t’exprimer. Tu mangeras à notre table comme nous mangeons d’ordinaire et tu seras mis à contribution si besoin est. Tu n’es pas notre invité, mais un membre de notre famille. J’espère que je me fais comprendre.

— Absolument, premier prince, s’inclina le neuvième. Je ferais honneur à notre nom et à cette cour.

— Nous verrons cela. En ce qui concerne ton épouse…

Hjorg Yggdrasil s’interrompit pour observer Denève. Agrippée à son mari, elle s’efforçait de garder contenance en dépit d’une fatigue visible et de beaucoup d’angoisse, une main crispée sur son ventre rond.

— Nous prendrons infiniment soin d’elle. Sois sûr qu’elle sera traitée avec égard, et puisse-t-elle faire cadeau d’un prince à notre nation.

En murmures, Léopold traduisit la bénédiction de son oncle à son épouse. Celle-ci en conçut un sourire timide, teinté de gêne et de surprise.

— Sont-ce là tes filles ? reprit Hjorg.

— Aline est ma belle-fille, rectifia Léopold. Je lui ai fait apprendre quelques bases de haut-tulis. Elle se fera un plaisir de les mettre à profit ici. Quant à celle-ci, je ne suis que son tuteur. Son nom est Yue.

— Quel genre de magie lui a été greffé ? L’un de ses yeux est-il habité par une chimère ?

— Non, ce n’est qu’une singularité de naissance.

— Mettons. Ton monde est épuisé, montez prendre des forces. La première princesse a pu vous faire préparer une chambre. Tes petites et ta dame peuvent parler le Réel, pourvu qu’elles trouvent quelqu’un pour les comprendre. Apprends-leur seulement que le peuple dont tu descends est un peuple fier. Nous ne plaçons pas notre culture en-deçà de celles des autres, pas même celle de l’empereur.



À l’intérieur de la forteresse, les fresques et les tentures recouvraient l’entièreté des murs. Toutes avaient une histoire ou un mythe à raconter : batailles légendaires, rituels sacrés, célébrations des saisons… Les espaces de service aussi parlaient de traditions. Tout un catalogue de coiffures et d’habits s’étalait sur les murs du personnel de chambre, les gens de cuisines travaillaient entourés de recettes illustrées, les dessins d’armes et d’outils métalliques s’alignaient sur le chemin de la forge comme sur un râtelier, mille supplices accompagnaient l’escalier qui descendait vers les cachots…

Voisin de ceux-ci, seul le quartier des esclaves s’ouvrait sur des murs nus et noirs. La lumière peinait à s’y accrocher, si bien qu’il y faisait perpétuellement sombre.

Une ’humidité insalubre empuantissait l’air. Aucune sorte de chauffage ne contrariait le froid qui y régnait, autre que celles des corps réunis à la nuit, entassés sur de grands lits de paille couverts de draps mités. Les régions les plus inhospitalières du grand nord avaient cela en commun : riches et pauvres y dormaient à plusieurs sous les mêmes draps pour se partager leur chaleur, le luxe consistant à pouvoir choisir avec qui passer sa nuit.

Naturellement, Bard n’en jouissait pas. Il se consolait – relativement – par la pensée qu’il serait toujours trop épuisé au moment de dormir pour se soucier de l’odeur, de l’inconfort ou du froid.

Avantagée par sa condition humaine, Io Ruh partageait le quartier des hauts-employés en qualité de gouvernante de Yue ; ce qu’elle n’était pas. Ses compétences l’autorisaient à y prétendre, cependant. Elle parlait parfaitement deux langues en plus du signe, connaissait l’étiquette de plusieurs royaumes, dont le Tjarn, savait lire, écrire, calligraphier, coudre, broder, jouer de la musique…

Elle n’avait qu’un an et quelques lunes de plus que Bard. Cela illustrait le fossé qui s’était creusé entre lui et ceux qui avaient pu poursuivre leur éducation – en plus de l’avoir prise au sérieux pour commencer. Certes, il parlait jerild couramment et bafouillait un peu de tulis, mais ne savait ni le signe, ni l’histoire, ni la loi, n’avait aucune formation artistique et ne connaissait aucun autre métier que celui d’esclave. Justement, il aurait à aider ceux de la forteresse à préparer les fêtes de l’équinoxe pendant que Io Ruh resterait au chaud à essayer des coiffures et des robes à la poupée qui leur servait de mestresse.

Pour être juste, tout de ce nouveau séjour n’était pas pire que sur les terres du baron. Notamment, la nourriture y était meilleure et servie en quantité plus généreuse. En outre, un certain moment de la journée appartenait aux mestres autant qu’aux serviteurs et aux esclaves. Entre l’heure du repas et celle du coucher, pourvu qu’il y ait un feu atour duquel s’assoir, les Skalois se réunissaient en petits groupes pour discuter et partager des récits.

Dès le premier soir, Bard avait été invité par une marmitonne dont il avait complimenté les plats à rejoindre les habitués du feu de la cuisine pour son initiation à la tradition. Le second, des d’ouvriers qu’il avait aidé monter des piliers décoratifs lui avaient ouvert leur cercle. Le troisième soir, il n’avait que l’embarras du choix entre les deux groupes précités pour finir sa soirée. Il allait se décider pour l’un ou l’autre lorsque ses mestres – plus particulièrement sa mestresse – se manifestèrent. Yue réclamait subitement sa présence parmi les seigneurs du logis. L’idée ne l’emballait pas. Passer son temps libre avec Yue revenait à ne pas avoir de temps libre. Il dut pourtant se résigner.

Il arpenta les couloirs surdécorés des étages supérieurs jusqu’à une porte en bois sculptée en motifs arborescents, passée laquelle un air chaud et lourd lui fit rougir les joues. Un feu brûlait à petites braises au centre de la pièce, contenu par un foyer immense tel qu’il n’en avait jamais vu ; une sorte de large table au centre de laquelle un lit de charbon rougeoyait, ses émanations avalées par un hotte suspendue. Les fourrures s’amoncelaient sur le sol, innombrables. Assise à même ce tapis duveteux, ou sur quelques sièges épars, une petite foule se délassait au son discret d’une lyre.

Parmi eux, Bard reconnut Hjorg Yggdrasil, premier prince de Tjarn et oncle du baron. Il se disait que son père le roi, un homme hors d’âge, passait ses journées couché sur ce qui serait certainement son lit de mort, laissant les charges de son titre au plus âgé de ses descendants vivants.

Le fabuleux eut bien plus de mal à repérer Yue, dont la chevelure blanche baignée par l’ocre des flammes se confondait à celles des petites têtes blondes du Nord. Elle le trouva plutôt que l’inverse. Sa main froide se glissa au creux de la sienne pour le mener près du feu, lui fit signe de garder le silence d’un index appuyé sur les lèvres, puis lui présenta un verre de vin chaud.

Quelques minutes encore, la salle s’emplit de monde. Petits et grands se mêlaient dans une ambiance bruyamment conviviale. Au milieu de tout cette agitation, Bard se demandait pourquoi il était si important pour Yue qu’il se taise et pourquoi elle avait préféré sa présence à celle de Io Ruh.

Une intervention du premier prince mit un peu d’ordre dans ce chaos. Il prononça une sorte de discours auquel Bard ne comprit que les bribes les plus insignifiantes, puis but à la santé de son neveu et de sa famille, imité par son audience.

Bard entama timidement son verre, là où de jeunes gens de son âge buvait les leurs d’un trait.

À son tour, Léopold prononça quelques mots. Mieux que Yue, le baron et son épouse se fondaient dans la masse. Lui revêtait une tunique brune de coupe fort simple, mais de belle facture, aux extrémités savamment brodées. Il avait rendu un peu de liberté à ses cheveux, qui encadrait lors son visage impassible d’un blond enfantin. Quant à Denève, elle trainait une longue robe d’un vert forestier aux manches interminables.

Suivant la tradition, ils furent invités à conter un récit à l’assemblée. Denève commença par refuser l’honneur, arguant qu’elle n’avait rien d’intéressant à partager. Une cousine éloignée de son époux allait insister lorsqu’un gamin de six à sept ans jaillit des jupes de celle-ci en réclamant un récit de guerre sanglant.

— Il y a longtemps que je n’ai plus posé le pied sur un champ de bataille, déplora Léopold dans un haut-tulis soigné.

Une foule d’enthousiastes se joignit à l’effort de persuasion du petit garçon. Le baron, ou plutôt, le prince, se laissa convaincre à l’usure. Il posait le cadre d’une de ses campagnes à un auditoire captivé quand Yue décida de se lever.

— Suis-moi, ordonna-t-elle.

— Pardon ?

Incrédule, Bard la vit se diriger vers la sortie. Il lui fallut de longues secondes avant de se rendre à sa volonté. Le couloir lui parut froid lorsqu’ils s’y engouffrèrent.

— Jusqu’où je dois te suivre, exactement ?

— Officiellement, tu m’emmènes me coucher.

— Et où est-ce que je ne t’emmène pas, officiellement ?

— Quelque part en ville. Pour rendre un service au baron.

— À cette heure-ci ?

— Oui.

— Pourquoi ? Qu’est-que tu y gagnes ?

— Moi, je gagne un peu d’argent pour racheter des vêtements à mon fabuleux pyromane. Toi, tu gagnes le droit de me remercier plus tard.

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