70.4

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L’odeur du tabac troublait Yue, pour ce qu’elle l’associait aux pièces dont l’accès lui était ordinairement interdit. Son tuteur insistait pour qu’elle s’en tînt éloignée, arguant que la fumée donnait le souffle court et que certains mélanges d’herbes rendaient idiot.

Elle soupçonnait la pipe de Mestre Dvalin de contenir un de ces mélanges, dans la mesure où le petit homme s’exprimait d’une voix insupportablement lente et peinait à donner du sens à ses phrases. Il se répétait, se perdait, se taisait parfois sans raison, puis reprenait la discussion sur une digression. Il entrait dans les détails scabreux d’un récit de voyage lorsque Yue se sentit le devoir de l’arrêter.

— Excusez-moi, Mestre Dvalin, mais je suis pressée. Est-ce que vous pourriez me donner une réponse ?

Il s’essouffla d’un long rire enfumé.

— Moi, je suis… un adulte. Pas toi. Si quelqu’un est pressé ici, c’est moi. Et… Yue, c’est ça ? Je ne t’aime pas beaucoup. Les enfants sont mignons, d’habitude. Toi tu es… terrifiante. Sérieusement, essaie de sourire ou de… de pleurer, ou de… fais quelque chose de ton visage !

Yue fronça les sourcils. Il observa un énième temps de pause, si long qu’elle crut qu’il s’endormait les yeux ouverts.

— Mestre Dvalin ?

— Quoi ?

— Vous parliez de… mon visage ?

— Ah. Oui, probablement. Mais en ce qui concerne cette… ce service que demande Makara… Ma réponse est non.

— Non ?

— Oui : Non. Je n’ai rien à y gagner, pas même l’honneur de recevoir le… neuvième ? Rekja Yggdrasil est mort l’été passé, alors il est neuvième. Le neuvième prince de Tjarn ne me fait pas seulement l’honneur de venir en personne dans mon bordel. À la place, il m’envoie… toi.

— Il dit que vous lui êtes redevable.

— Et je suis sûr qu’il le croit, mais… quand il m’a… imposé de lui racheter Natacha, je me suis promis que ce serait la dernière faveur que je me ferais extorquer par lui. S’il veut quelque chose de moi, il va falloir… ce ne sera pas gratuit.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Il frictionna la barbe roussâtre qui lui brouillait le visage. Les profonds cernes gris qui lui enfonçait les yeux parurent se creuser davantage.

— Je veux… une nuit avec sa femme.

Le choc fit papillonner Yue à une cadence effrénée.

— Trop demandé ? badina Mestre Dvalin.

— Euh… Oui, hasarda la fillette.

— Alors je veux son fusil d’argent.

Cette seconde requête laissa Yue d’autant plus choquée qu’elle comprenait mieux la symbolique des trophées que celle des relations intimes. Le baron ne se séparait jamais du joyau d’artillerie que lui avaient valu les exploits de sa jeunesse. Mieux, il lui avait été décerné par Qe Gin Temehn, le grand-père paternel que Yue ne connaîtrait jamais. En cela, cette arme lui était précieuse à elle aussi. Elle faisait partie du portrait déstructuré qu’elle se faisait de sa famille.

— Je dois rentrer avec un oui définitif, un non catégorique ou une demande raisonnable, récita Yue. Pour l’instant, vos demandes ne sont pas raisonnables.

— Tu n’as pas la moindre idée de ce que coute l’entretient d’un réseau d’espionnage aussi étendu que le mien. Tu ne… tu ne sais rien. Alors… qui est le moins raisonnable ? Pourquoi Léopold m’envoie une morveuse, de toute façon ?

La réponse embarrassait Yue. Son tuteur lui avait confié cette sorte de négociation en supposant qu’elle ne pouvait pas échouer au point nuire à ses intérêts, pour l’entrainer à interagir avec les adultes. En cas de résultats satisfaisants, elle devait obtenir une rallonge budgétaire suffisante – dont elle avait plus que jamais besoin pour avoir offert à Bard des retrouvailles avec Natacha –pour renouveler le matériel de calligraphie de Io Ruh et remplacer le dernier uniforme brûlé de Bard.

Cette responsabilité lui paraissait subitement bien lourde.

— Pour être honnête, reprit Mestre Dvalin, je pensais que tu venais pour me poser des questions sur ta mère.

Yue se renfrogna.

— Quoi, tu ne sais pas ? Tu ne sais pas que c’est à moi que… Joseph Amerkant a acheté cette aranite, Yogaela ? Un de mes meilleurs clients, ce Joseph… parti trop tôt. J’aime m’intéresser à ce que deviennent mes filles. Je trouve ça drôle qu’elle se soit faite appeler la Tjarne, ailleurs. Ici, tout le monde savait qu’elle n'était pas du pays.

— Je sais tout ce que j’ai besoin de savoir sur ma mère, l’arrêta Yue.

— Tu crois ? Bon…

Yue fit le choix du silence, consciente que toute forme de protestation la desservirait. Cependant, l’entrevue s’éternisait, usant la patience du mestre.

— Je vais écrire à Makara ce que je pense de sa demande, fit-il avec plus de sérieux qu’il n’en avait montré jusqu’alors. Un de mes agents le lui fera parvenir, je ne confie pas mes scellés à des petites filles. Nous règlerons cela entre adultes.

Ainsi congédiée, Yue quitta le fumoir d’un pas alourdi par le doute. Le baron considèrerait-il qu’elle avait convenablement rempli sa mission ? Avait-il seulement été question qu’elle réussît, ou tout ce dérangement n’avait-il été consentit que pour lui apprendre une de ces leçons cruelles dont son tuteur avait le secret ?

Elle consulta sa montre en descendant l’escalier. Il restait cinq minutes à Bard et Yue hésitait à les lui voler tant l’atmosphère du lieu l’oppressait. Elle s’en abstint à regret. La fillette ne savait plus quoi faire de sa personne en ce lieu étrange que sa présence dénaturait.

Plantée au milieu du vestibule vide, elle attendait. Au bout de deux ou trois minutes de cette position inconfortable, elle vit un homme surgir de derrière un rideau, traverser la pièce et sortir du bâtiment sans lui prêter la moindre attention. Un second l’imita, incitant Yue à revérifier l’heure. Bard avait une minute de retard : un retard ridicule, mais qui laissa Yue songeuse. À partir de quand pouvait-elle lui reprocher son inexactitude ? Le devait-elle ?

Quatre minutes.

Fallait-il beaucoup plus qu’une demi-heure pour… quoi qu’il soit en train de faire ?

Sept minutes.

Pour sept minutes de retard, elle espérait au moins qu’il lui présenterait des excuses, dans la mesure où une faute égale lui aurait valu une punition du baron.

Neuf minutes. Presque dix.

La porte métallique vibra sous les coups d’un visiteur, faisant surgir la femme qui avait ouvert à Yue d’entre deux rideaux proches. Elle fit entrer un homme entre deux âges, visiblement éméché, qui parlait un tulis mêlé de réel, propre aux régions frontalières de l’intérieur des terres. La matrone l’introduisit au salon des filles, puis s’en retourna vers sa loge.

Bientôt, cela fit quinze minutes.

— Et… tu es encore là, observa Mestre Dvalin en descendant de son fumoir. Je sais que certains hommes ont des penchants… mais je ne tiens pas à ce que ma maison soit connue pour proposer des enfants. Ouste.

— Je m’en irai dès que mon fabuleux sera revenu. Je l’ai laissé… discuter… avec Natacha.

— Oh. Bien sûr. La conversation de Natacha est exquise.

— Il devrait être revenu depuis un quart d’heure. Je ne lui avais donné que trente minutes.

— Ton… Makara, il ne t’a jamais… Tu n’es pas supposée avouer aux autres mestres que tes esclaves ne respectent pas ton autorité. Tu fais difficilement une mestresse crédible avec ton petit minois de fabuleuse, alors il faut… compenser ? Tu comprends ? Peu importe.

Une femme surgit d’entre les pans d’un rideau, l’air ennuyée. Elle adressa quelques mots au mestre sur le ton de la plainte avant de disparaitre comme elle venait d’apparaitre. Son intervention laissa les sourcils de Dvalin froncés à l’extrême.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Yue.

— Il y a… qu’elle s’est brûlée en touchant une poignée de porte.

— Ça arrive souvent ?

— Non. Jamais. Personne ici ne joue avec le feu. Mais tu connais peut-être quelqu’un qui a cette mauvaise habitude ?

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