71.1
Yue retint ses larmes en enjambant les débris de la porte pour s’enfoncer dans la chambre vide. La fenêtre qui claquait au vent lui faisait l’effet d’autant de coups portés à son estomac, qui lui remontait jusqu’au bord de lèvres. Elle ne parlait plus, de peur de vomir. Elle ne bougeait plus, de peur de s’effondrer.
Le regard de Mestre Dvalin lui pesait sur les épaules. Il alourdit sa présence d’une question qui étrangla la fillette.
— À qui dois-je adresser la facture pour les dégâts matériels, à toi, ou Makara ?
Il ne devait pas ignorer que cela ne ferait aucune différence. L’un dans l’autre, la monnaie sortirait des poches de son tuteur, qui s’assurerait que le prix soit au moins aussi lourd à payer pour elle.
Elle baissa les yeux sur le loquet fondu qui avait tenu la porte fermée. Elle y reconnut la signature de son fabuleux, qui déformait parfois des objets métalliques par mégarde.
— Je suis sûre… qu’il ne l’a pas exprès, voulut-elle se convaincre.
— Il n’a pas fait exprès de… s’en aller ? Après avoir bloqué l’accès à la pièce ? Est-ce que c’est une sorte plaisanterie ?
— Non, je…
Yue sentit sa trachée s’étrécir. Elle en tira péniblement des mots aigus.
— Quelqu’un a pu l’emprisonner dans un arcane ! Mon père a disparu à cause de…
— Pas mon problème. Va-t’en, j’veux pas te revoir avant la fin de ton troisième cycle.
☽
Le vent sifflait aux oreilles de Natacha, strident. Le froid lui pétrifiait les mains. Celles de Bard lui embrasait la taille.
— Si tu me lâches, je te tue, siffla-t-elle entre ses dents crispées.
— Si je te lâche, tu ne seras plus en état de me faire quoi que ce soit, plaisanta le fabuleux.
Elle gloussa, nerveuse, apeurée, frissonnant des pieds à la tête à chaque pas sur la poutre de faîte.
— Ne regarde pas en bas, lui rappela-t-il.
— Facile à dire.
La seule pensée des mètres et des mètres qui béaient sous elle lui donnait l’impression de perdre l’équilibre. La prise de Bard lui paraissait plus solide que la surface de ses appuis.
— Et donc, d’habitude, tu fais ça en courant ? s’enquit-elle, incrédule.
— Pas toujours, mais le jeu consiste à aller le plus vite possible, oui.
— Le jeu ? Tu fais ça pour t’amuser ?
— Plus ou moins. Yue fait ça pour s’amuser et dans la mesure où je dois l’accompagner partout en veillant à ce qu’elle ne se blesse pas, j’ai décidé d’apprendre à me déplacer à son rythme. L’idée m’est venue en repensant à Krisha.
— La nounou meurtrière ? se rappela Cha.
— Oui. Elle faisait ça pour l’épuiser plus vite, mais elle a tout juste réussi à la rendre plus endurante. Regarde, il y a un balcon un peu plus loin sur notre droite. Nous allons nous en servir pour redescendre au niveau de la rue.
— Euh… Tu m’as dit de pas… T’es sûr de toi ?
— Crois moi, ce sera plus facile que toutes nos autres options.
— Je préférais l’option où je restais chez mon mestre. J’arrive toujours pas à croire que je t’ai laissé m’entrainer là-dedans. Je vais mourir et ce sera ta faute.
— Tu ne vas pas mourir et tu ne m’as pas laissé t’entrainer dans quoi que ce soit. Je t’ai enlevée.
— T’as seulement bloqué ma porte. J’aurais dû hurler, ou… j’en sais rien.
— Assieds-toi. Je vais descendre et tu vas te laisser glisser. Je te rattraperai.
Natacha dut mobiliser toutes ses forces pour ne pas hurler en dégringolant sur les tuiles froides. Elle en crut à peine ses sens lorsque Bard la réceptionna. Blottie dans la chaleur rassurante de ses bras, elle s’étonna que tant de force et d’assurance pussent appartenir au gamin terrifié qu’elle avait rencontré deux ans plus tôt.
— Tu peux me lâcher, tu sais ? bredouilla Bard sans conviction.
Elle resserra son étreinte, par esprit de contradiction, songea le fabuleux.
— Pour fuir, il faut se déplacer, dut-il insister.
Elle relâcha ses bras, autorisant ses pieds nus à toucher le sol, puis le transperça d’un regard impitoyable.
— T’es conscient que je vais faire demi-tour dès qu’on sera descendus de ce balcon, dis ?
Bard se sentit étouffer momentanément. Il s’éclaircit la gorge pour défaire le nœud qui s’y formait.
— Quand je t’ai demandé si tu allais bien, tu m’as demandé ce que je ferais si tu allais mal. Je suis en train de te donner ma réponse. Et tu ne m’as pas encore arrêté, alors… soit tu n’as plus la force de le faire, soit tu as envie de croire que je peux t’aider. Alors quoi que tu dises, je n’ai pas l’intention de t’abandonner. Pas cette fois.
— Pourquoi pas ? Tu serais ni le premier ni le dernier.
Une goutte d’eau s’abattit sur le visage de Bard, lui offrant une échappatoire opportune. Il interrogea le ciel du regard. En un instant, une pluie froide et cinglante s’abattit sur eux, arrachant un léger spasme à Cha. Se sentant naître des sentiments religieux, Bard bénit les Astres en un murmure.
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’agaça la sang-mêlé.
— Je raconte que la pluie disperse les odeurs, et que si tu veux ravaler tes doutes, on peut avoir quitté Skal avant matin, sans laisser de traces.
☽
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