71.2

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Retourner seule à la forteresse des Yggdrasil fut une des décisions les plus difficiles que Yue n’eut jamais à prendre. Trempée, épuisée, terrifiée, elle n’y rentra qu’une demi-minute avant son couvre-feu.

Ce piteux état lui fit honte au moment de regagner la chambre qu’elle partageait avec la famille baronniale. Aline et sa mère dormaient, paisiblement blotties l’une contre l’autre dans le lit commun. Quant au baron, assis à l’écritoire, il travaillait à la lueur concentrée d’une lampe. Il ne se serait pas couché sans nouvelles de sa pupille. En le voyant ainsi occupé, pourtant, Yue réalisa qu’elle avait espéré le trouver endormi.

Son regard lui fit mal. Il lui reprochait tout : ses vêtements mouillés, ses épaules voûtées, son air piteux et même tout ce qu’il ne savait pas encore.

— Quelque chose s’est mal passé.

Son ton affirmatif raviva les sensations nauséeuses de Yue. Pour ne pas vomir pour de bon, elle commença par rapporter la seule bonne nouvelle qu’elle avait à partager :

— Je suis rentrée avant le changement de garde. Personne ne m’a posé de questions.

— Heureux de l’apprendre. Mais encore ?

— Je… Mestre Dvalin… ne s’est pas montré raisonnable. Je veux dire… Il voulait votre fusil d’argent ou… enfin…

— T’a-t-il reçue en personne ? l’interrompit le baron. Seul à seul ?

— O-Oui, il…

— Tu ne lui as rien promis ?

— Non. Il a dit qu’il vous écrirait et de m’en aller.

— Alors tu as fait ce que tu avais à faire. Dvalin est un homme difficile. Navré qu’il se soit joué de toi, mais il faut bien te forger une certaine expérience. Se confronter seule à un adulte n’est pas facile à ton âge. Tu as le temps d’apprendre.

Ces réassurances soulagèrent Yue d’un poids immense. Si le baron ne la grondait pas pour l’échec de sa négociation, il aurait peut-être un peu de patience en réserve pour entendre la suite de son rapport sans se mettre trop en colère.

— Il y a autre chose, n’est-ce pas ? comprit-il.

Yue n’avait pas l’intention de lui cacher quoi que ce soit, pourtant, les mots refusaient de sortir. Bientôt, l’air ne passa plus non plus. Spasmes et sanglots lui coupaient la parole et le souffle. Incapable de se ressaisir, se replia sur elle-même pour cacher ses larmes et étouffer ses pleurs.

Impassible, Léopold l’observait. Il ne l’avait plus vu dans un tel état depuis longtemps, aussi l’aurait-il cru capable de mieux gérer ses émotions, sinon de mieux choisir son moment pour les laisser déborder.

— Calme-toi, l’enjoignit-il en vain.

Le bruit en vint à nuire au sommeil d’Aline, qui se retourna par deux fois sous ses couvertures. Léopold pesta contre l’étroitesse de l’espace mis à leur disposition. Quitte à menacer le sommeil de son épouse et de sa belle-fille, il résolut de le faire d’une façon productive. Il tira le carrousel de Yue de son écrin, fit manuellement tourner la plateforme pour remonter le mécanisme, puis laissa les lames d’acier vibrer au son de la cantilène qui avait bercé Yue sa vie durant.

Quelques notes suffirent à calmer le tremblement de ses épaules. Sa respiration se fit vite moins sifflante. Bientôt, le petite releva les yeux et se laissa hypnotiser par la circulaire du manège.

Le tour vint à finir. Par mesure de précaution, Léopold répéta l’opération. Sa manœuvre acheva de rendre ses sens à sa pupille. Il lui présenta une chaise. Assise, elle prit son jouet sur ses genoux, empoigna la clef qui pendait à son cou et le fit tourner pour elle une troisième fois. Léopold se montra patient.

La suite du rapport de Yue fut confuse et désorganisée, ses progrès en expression orale et en diction momentanément envolés. Ce n’était pas sans une certaine amertume que son tuteur la regardait régresser. Quant aux évènements qu’elle lui relatait, ils avaient tout pour lui déplaire, au-delà de ce que la fillette pouvait imaginer. Il hésita à lui peindre le tableau qu’il se représentait en détails, faits de potentialités désastreuses, au niveau légal, financier, social… Yue termina son explication sur de prédictibles excuses.

Un grincement de plancher indiqua à Léopold que son épouse sortait du lit, réveillée, soit par le bruit, soit par quelque gêne interne induite par sa grossesse.

Denève et Léopold communiquaient assez bien sans rien se dire. En un regard, il comprit qu’elle en avait suffisamment entendu pour se faire une opinion de la situation et qu’elle n’avait pas l’intention de garder son avis pour elle.

— Léopold. Cette pauvre petite est épuisée. Quoi que vous ayez l’intention de faire, vous n’avez rien à gagner à la faire veiller. Laissez-la venir se coucher.

— Je n’ai pas l’intention de la retenir longtemps, la rassura-t-il. Et s’il m’est permis de devancer votre prochaine requête, je n’ai pas non plus l’intention de punir cette demoiselle.

Denève échoua à dissimuler sa surprise. Ses sourcils restèrent haut perchés au-dessus de ses yeux jusqu’à ce la parole lui revînt.

— Tout est bien, donc.

— Je n’en dirais pas tant. Et je ne dirais pas non plus que la suite des évènements sera de nature à lui plaire. J’entends lui apprendre à assumer ses responsabilités de mestresse. Je ne pourrais pas toujours le faire à sa place.

— Elle n’aurait pas tant de responsabilités à assumer si vous lui en donniez moins.

— Ôtez-moi d’un doute, Denève. Présentement, est-il question d’elle, ou de moi ?

Pour toute réponse, elle croisa les bras sous son châle de laine.

— Ravi que nous aillions pu discuter, chère épouse. Si vous le permettez, j’ai beaucoup à faire pendant que vous et cette pauvre petite dormirez.


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