72.1

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Le sommeil de Bard conféra à Cha un étrange sentiment de paix. Malgré sa poussée de croissance vertigineuse, sa prise substantielle de muscle et son gain d’assurance, il avait toujours l’air d’un enfant, une fois endormi.

Ses lèvres paraissaient toujours aussi roses que celles de la petite fille qui le possédait et ses fossettes s’étaient creusées, ou peut-être seulement la droite. Le teint plus coloré de sa peau rendait ses éphélides et ses écailles plus discrètes, tout en soulignant ses origines jerild. Entre son héritage méridional et ses traits fabuleux, il n’avait aucune chance de passer inaperçu dans le Nord : piètre candidat pour une cavale.

De l’attendrissement au calcul, une idée s’immisça dans l’esprit de la sang-mêlé. Elle songea que ses chances de survie seraient décuplées si elle poursuivait sa route seule. À défaut d’avoir les cheveux clairs, elle avait le teint pâle et, bouche fermée, figure humaine. Dans son extrême candeur, Bard s’était défait de se ceinture à poches pour dormir : celle qui contenait sa bourse. Cha n’avait qu’à tendre le bras pour se l’approprier.

Les pours et les contres balançaient dans son esprit. Elle en vint rapidement à la conclusion qu’il ne lui manquait une chose importante pour rendre une telle bassesse viable : la notion d’argent. Elle ignorait tout, du prix ordinaire d’une miche de pain à la valeur de change de l’or contre le fer. Quand bien même elle aurait été mieux informée, elle se savait incapable de tenir des comptes. À n’en pas douter, elle en perdrait le plus gros par étourderie, sinon par naïveté. Frustrée, elle secoua violement la tête, poussa un soupir, puis se leva d’un bond, mue par le besoin pressant de prendre l’air. Elle sortit de l’abri, oubliant presque qu’elle était supposée s’y cacher.

Cha s’adossa au bois élimé de la porte. La façon dont ses vêtements encore humides et poissés lui collait à la peau lui donnait envie de les arracher. Seule la pudeur l’en dissuadait, car en ce qui concernait le froid, sa tenue l’aggravait. Que n’avait-elle un bout de tissu sec à se mettre sur le corps ! Peut-être à cause de ses retrouvailles avec Bard, elle se rappela la baronnie. En rétrospective, cet endroit lui paraissait le plus beau du monde. Elle ferma les yeux pour s’y projeter, se revoir en uniforme bleu, propre et couvrant, flânant sur l’immense propriété entre deux corvées aux côtés de pairs qui la respectaient infiniment plus que les filles de Dvalin. Ou ses clients.

Le regret l’envahit. Au lieu de s’enfuir avec Bard, n’aurait-elle pas mieux fait de passer par lui pour adresser une supplique au baron ? Promettre de ne jamais plus se plaindre, de se faire si petite qu’il en oublierait son existence, pourvu qu’il accepte de la reprendre à son service ? Ses chances d’obtenir gain de cause auraient été minces, lors. À présent…

Elle rouvrit les yeux sur ses pieds nus, qu’elle ne sentait presque plus tant la marche les avait engourdis. Elle se demanda jusqu’où ils la porteraient encore avant que l’épuisement ou l’infection d’une plaie ne la laisse dans l’incapacité.

Un bruit.

La sang-mêlé leva la tête, puis battit des paupières, croyant à une hallucination ou à un cauchemar. Elle n’avait pas remarqué son approche. Il était pourtant là. Sa taille immense n’était que la seconde menace qu’il incarnait tandis qu’il pointait sur elle la longue flèche qu’armait son arc.

Paralysée, Cha s’étouffa au cri qui enflait silencieusement en elle, incapable de le pousser plus loin que sa gorge. Prévenir Bard. D’une façon ou d’une autre, elle devait…

Le trait siffla dans l’air. Un dernier réflexe, aussi vain qu’une prière, porta ses bras en croix face à son visage. La flèche s’enfonça dans la chair de sa cible presque sans bruit. Et sans douleur ?

Cha se risqua à lever les yeux vers l’archer qui s’était avancé. Il lui moins imposant, vu de près ; beaucoup moins grand et plutôt fluet. Sans lui prêter la moindre attention, il arracha sa flèche du sol où elle s’était plantée, prélevant au passage le serpent qu’il avait transpercé.

Le reptile pendait sans substance au bout de la pique de bois. Mort.

L’homme paraissait étrangement contrarié par sa prise. Il la toisait d’un œil méfiant ; Œil qu’il avait d’un rouge vif, éclatant. Quoiqu’il fît trop jour pour en être tout à fait sûr, Cha s’avisa que son regard était de ceux qui brillaient dans le noir. L’archer devait avoir du sang fabuleux.

— Celle aux dents limées s’est mise à dos des puissants, fit-il au gré de l’examen de sa proie.

Il marmonnait plus qu’il ne parlait, au point que Cha fut surprise de l’avoir compris. Surprise aussi qu’il ait eu le temps d’étudier ses dents d’assez près pour comprendre le traitement qu’elles avaient subi.

— Qui… qu’est-ce que vous voulez ?

La grimace de l’archer s’intensifia. Cha l’avait-elle froissé ? Aurait-elle dû s’adresser à lui avec plus de déférence ? Ou ne pas parler du tout ? Elle pouvait s’être trompée quant à la caste du mystérieux tireur. N’était-il pas noble en dépit de ses traits fabuleux ? La qualité de son habit ne décrédibilisait pas cette hypothèse.

Subitement, il trancha l’air de sa flèche, comme un bretteur l’aurait fait d’une épée. Cha hoqueta. Le serpent tomba en cendres.

— Un œil de Nídhögg, jeta-t-il. Le serpent d’Yggdrasil cherche celle aux dents limées. Ou quelqu’un qui l’accompagne, ajouta-t-il en avisant la porte derrière elle. Elle devrait s’en aller. S’il l’a trouvé une fois, il la retrouvera toujours plus vite les fois suivantes.

Il se détourna d’elle, l’air de rien.

Cha expira, réalisant qu’elle avait pratiquement cessé de respirer depuis son apparition. Elle allait pousser la porte qui la séparait de son compagnon voyage endormi lorsque le tueur de serpent fit halte pour se retourner vers elle.

— Finalement, se ravisa-t-il, celle au dents limées devrait me suivre.

Une douleur aigue transperça Cha, lui noya les sens jusqu’à ce qu’elle cessât de se sentir exister.


‌☼


Léopold mit pied à terre au milieu d’un nid de serpent. Il ne lâcha la bride de sa monture qu’avec appréhension, étonné que les reptiles qui sinuaient entre ses sabots ne l’affolassent pas. Loin de ces considérations, Yue avait vidé les étriers sans la moindre hésitation et se tenait accroupie face à un serpent dont elle caressait les écailles comme à un animal de compagnie.

Halfdan Yggdrasil, quatrième prince de Tjarn et cousin du baron, s’amusait beaucoup du comportement atypique de la fillette.

— Voilà une enfant qui a le cœur intrépide, observa-t-il.

— Tu n’en rirais pas si tu avais eu à l’empêcher de se tuer tous les jours de sa vie depuis près de onze ans.

— Penses-tu ! Je te présenterai mes deux fils, à l’occasion. Ils sont à peine plus vieux que ta pupille et leur jeu préféré consiste à plonger du haut de la tour de guet directement dans les douves de la forteresse. Elle sont bien moins profondes qu’elles en ont l’air et truffées de rochers, au passage.

— N’en parle pas devant elle, tu lui donnerais l’idée d’essayer.

Halfdan pouffa, puis reprit son sérieux en inspectant les environs.

— Ton esclave a été ici, assura-t-il. Ce que je ne m’explique pas, c’est qu’il n’y soit plus, mais que les serpents aient cesser de bouger. Nídhögg ne perd jamais sa cible à moins d’un miracle.

— Quel genre de miracle ?

— Une magie puissante. Au moins Celle d’une valkyrie ou d’un alfe.

Léopold exhala longuement. L’idée d’un nouvel obstacle à franchir l’épuisait d’avance. Il espérait de tout cœur qu’aucune valkyrie n’ait rien à voir dans le miracle soupçonné par son cousin, sachant ce qu’elles représentaient dans le Nord. Elles seraient bien plus difficiles à contrer que des Archivistes.

Halfdan entreprit de réexaminer l’intérieur du cabanon autour duquel les yeux de Nídhögg serpentaient inlassablement. Quant à Léopold, il s’en retourna vers sa pupille.

— Yue ! la héla-t-il.

La fillette vint sans se hâter, sans doute triste de quitter l’animal dangereux avec lequel elle avait commencé à se lier.

— Oui, Monsieur le baron.

— Appelle ton esclave.

Elle prit le temps de l’interroger du regard pour être sûr de l’avoir bien compris. Malgré la présence du quatrième prince, son tuteur lui demandait de se servir de sa voix ; celle dont elle devait cacher l’existence dans la mesure du possible, qu’elle savait à peine articuler consciemment ; celle qu’entendait les chimères et Bard en particulier.

Quoique l’idée ne l’enchanta pas, elle inspira profondément et appela son fabuleux de toute la force de ses poumons.

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