73.1
Bard !
Le fabuleux s’éveilla en sursaut, passant presque instantanément de l’horizontale à la verticale. Jambes fléchies, ses appuis solides, il se tenait prêt à bondir sur le premier objet en mouvement qui entrerait dans son champ de vision.
Tout n’était que calme autour de lui, cependant. Par un prodige dont encore il ignorait tout, le cabanon dans lequel il croyait se réveiller s’était métamorphosé en une sorte de dôme en bois poli, totalement fermé, sans issues apparentes, mais remarquablement propre et chaud. Un lustre étrange pendait au plafond, rameau dont les bourgeons luisaient à la façon des lucioles. Sous lui s’étalait un lit bas couvert de draps soyeux. Leur caresse lui hantait encore la peau.
Il ne portait plus que la couche inférieure de sa tenue d’apparat. Le reste de ses effets reposait au coin du matelas, pliés, empilés. Un sentiment de malaise et de panique lui fit serrer les poings.
Cha n'était nulle part. Il voulut appeler, crier… douta… et se tut. Le souffle court, le front baigné de sueurs froides, il tâcha de s’imposer le calme et la réflexion. Quelqu’un ne venait-il pas d’appeler son nom ?
Subitement, un passage s’ouvrit dans l’écorce du dôme. Le contre-jour aveuglant d’une silhouette féminine lui fit plisser les yeux et palpiter le cœur.
Elle avança. Il recula.
Lorsque le rideau de bois se referma dans son sillage, la lumière tamisée du lustre végétal tomba plus harmonieusement sur son visage. Un air d’autorité lui durcissait les traits, qui fit craindre à Bard qu’elle fût mestresse.
Plus grande que lui, large d’épaules et blonde de cheveux, elle revêtait une robe à manches flottantes d’admirable facture sous un plastron doré, tels qu’en portaient les princesses guerrières de Tjarn. Le fabuleux se savait loin de connaitre toute la généalogie des Yggdrasil, aussi baissa-t-il instinctivement les yeux, terrifié par la perspective de se trouver face à un membre de la famille royale. Il se serait probablement agenouillé si la raideur de ses muscles ne l’avait pas maintenu debout.
La noble présumée ne se décidait pas à lui adresser la parole, rendant sa position plus inconfortable à chaque seconde.
Elle avança encore. Il n’osa plus reculer.
Un sourire lui étira les lèvres, qu’il trouva singulièrement cruel.
— Ce jeune homme n’a pas à avoir peur. Personne ici ne lui fera de mal.
Son phrasé confondit Bard, si bien que le soulagement ne lui vint que lentement. Une nouvelle brèche sur le jour aveuglant et un homme dont les yeux vermeils luisaient autant que ceux de Bard. Comparé à sa prédécesseure, il parut petit.
— La fille aux dents limées attend regard de braise à l’extérieur, jeta-t-il avec un détachement déroutant. Il devrait la rejoindre.
Les deux intrus sortirent du dôme. Cette fois, le passage resta ouvert.
Bard se rhabilla précipitamment. Il trébucha dans ses chaussures, se pinça les doigts dans les boucles de son cuirasse et s’étrangla au nœud de sa cape avant de se précipiter dehors.
Éblouit par le soleil, il plissa les yeux en étudiant son environnement. L’intérieur de l’abri dont il sortait ne l’avait pas trompé. Il s’agissait bien d’un dôme. Sa géométrie parfaite jurait avec la nature du matériau. Beaucoup d’autres demi-sphères l’entouraient, plus ou moins hautes, toutes harmonieusement fondues à une nature luxuriante.
Une chaleur d’été impropre au Nord épaississait l’air, voilait la peau de Bard de transpiration sous ses vêtements.
— Hé, regard de braise !
Le fabuleux fit volteface, certain de reconnaitre la voix de Cha, cette fois-ci. Et de fait, elle était là.
Une robe légère d’un bleu de mer supplantait les haillons dans lesquels il l’avait retrouvée. Ses pieds blessés par leur nuit de cavale avaient été pansés et chaussés, ses cheveux lavés et coiffés. Cadrée par ce décor idyllique, elle avait l’air d’un rêve.
— Bah ça va pas ? gloussa-t-elle. T’as l’air d’avoir avalé un clou.
Nerveusement, le fabuleux rit à son tour.
— Je suis… pourquoi un clou ?
Ignorant complètement sa question – dont il n’était pas certain de vouloir connaitre la réponse – Cha l’agrippa par le poignet.
— Vient je dois t’emmener voir la savante. C’est elle qui m’a soigné, elle m’a dit qu’elle voulait te voir aussi.
Il la suivit de bon gré, quoique l’hébétude lui embrumât encore l’esprit. N’était-ce pas le propre de Natacha que de le déboussoler d’une façon si plaisante ? L’envie lui vint de la remercier, pour rien et pour tout à la fois. Bard n’oubliait pas sa promesse. Il lui devait l’aveu de ses sentiments, peu importe la bizarrerie de la situation, tant que l’urgence et la peur leur accordait du répit.
Il se préparait à introduire sa déclaration lorsqu’un changement de paysage le priva de courage. Une foule bigarrée d’individus petits et grands se révéla au bout du sentier qu’ils remontaient. Tous s’affairaient entre les dômes de bois et une petite place pavée sur laquelle s’alignaient de longues tables de banquet et leurs bancs. Certains s’occupaient de disposer les couverts tandis que d’autres transportaient des plats, ou des bouquets décoratifs à disposer entre tout autour de l’installation. Les messieurs revêtaient du bruns, leurs fronts ceints par des couronnes de rameau bourgeonnants, tandis que les dames se coiffaient de coquillages montés sur broches ainsi que du linge bleu : les atours traditionnels du Tjarn à l’approche lors de l’Équinoxe de Printemps.
— C’est super beau, tu trouves pas ? On dirait les préparatifs d’une des fêtes du baron, avec moins de cris de l’intendant. À croire que c’est possible de tout avoir…
C’était peu dire. Les travailleurs, tout en paraissant détendus, s’avéraient particulièrement silencieux, ajoutant à l’atmosphère de paix irréelle du lieu.
— Natacha, hasarda le fabuleux. Où sommes-nous ?
— Bah, ça, je t’avoue que j’essaie encore de comprendre aussi. Disons que j’ai cru que j’allais me faire tuer et que la minute d’après, une foule d’inconnus me traitait comme une mestresse. Du coup, je suis tentée de penser que je suis bel et bien morte, et que cet endroit c’est l’Éternité. Ou… on le Valhalla, ici, non ?
— Ce n’est pas exactement pareil, ne put s’empêcher de rectifier Bard. Le Valhalla est un arcane du ciel, l’Éternité est… plus large.
— Si tu le dis. En tout cas j’y suis peut-être et toi aussi.
— L’idée ne t’inquiète pas plus que ça ?
— Au début, si… J’ai essayé de poser des questions, mais les gens du coin parlent carrément en énigme. Et encore, que quand ils acceptent de parler. Les deux fabuleux qui sont venus te voir tout à l’heure, la grande dame blonde et l’archer aux yeux rouges, ils font partis des plus bavards. Elle, c’est une valkyrie et lui un alfe. Je crois qu’ils font un peu la loi, ici. Tout le monde leur obéit.
Les questions se disputaient la priorité dans l’esprit de Bard. La plus insignifiante d’entre elle l’emporta.
— Tu ne connais pas leurs noms ?
— Nan. Et leur demande pas, ça va les vexer.
— Vraiment ? Pourquoi ?
— Un truc culturel, je crois. Moi, ils m’appellent la fille aux dents limées. Quand je leur ai dit qu’ils pouvaient m’appeler Cha, on aurait dit que je leur avais craché à la figure.
— Alors tu m’as présenté comme regard de braise, devina-t-il.
— Oui. Et à bien y réfléchir, c’est peut-être pas plus mal qu’ils connaissent pas nos vrais noms, eux non plus.
Ayant fait le tour de la place, ils firent halte près d’une petite structure dont la géométrie cubique et la couleur sombre juraient avec les essences de bois clairs et les formes lisses des dômes environnants. Cha frappa poliment contre la paroi. Celle-ci s’ouvrit, pas de façon organique, mais mécanique, par un simple mouvement de coulisse.
L’intérieur croulait sous les livres, rappelant à Bard que son amie l’emmenait voir une certaine savante.
Lors, Bard s’attendit à rencontrer une aïeule grisonnante de sagesse et le dos vouté par les ans. En place, une femme pleine de vigueur et de jeunesse occupait la pièce. Rien chez elle ne trahissait de sang fabuleux. Paradoxalement, elle dégageait une aura irréelle.
— Rebonjour, savante, la salua Cha. Je vous ai amené mon ami.
La femme leva la tête du livre qui l’occupait. Ses yeux gris clair, sublimés par d’interminables cils, happèrent Bard au point de lui ôter le souffle.
— Cet ami à l’air…
— D’avoir avalé un clou ? Oui, je sais. Il vient de se réveiller, il sait pas bien où il est et je crois qu’il meurt de chaud sous son attirail de mercenaire.
La savante se fendit d’un sourire. Comprenait-elle mieux que Bard ce que l’ingestion de clou signifiait ?
— Voyons ce qu’il est possible de faire pour qu’il se sente mieux, proposa-t-elle. La fille aux dents limées n’a aucune crainte à avoir. Je m’occupe de son ami.
Sa mission accomplie, Cha s’en fut, ne laissant qu’une chaleur moite sur le poignet de Bard. Prisonnier du regard de la savante, il ne réagit presque pas à la séparation.
Ces yeux. Leur lueur singulière. Il connaissait ces iris gris qui s’ombraient de si longs cils.
— Je vous reconnais, jeta le fabuleux renfrogné.
La savante sourit, moqueuse.
— Je… nous nous sommes rencontrés au cirque, se rappela-t-il encore. Vous m’étiez venue en aide quand… Célestine ! Vous vous appelez Célestine !
Le sourire de la savante s’élargit, confortant Bard dans sa certitude nouvelle.
— Plus tout à fait, mais j’imagine que tu n’as pas absolument tort. Installe-toi. Je vais soigner tes blessures et nous pourrons discuter.
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