75.1
La fatigue avait sournoisement eu raison de Cha. Elle s’était assoupie à l’ombre d’un arbre en attendant que Bard fût sorti de chez la savante.
Le fabuleux l’avait laissée dormir, d’abord parce qu’il savait que le sommeil lui manquait, ensuite parce qu’il avait besoin de temps pour rassembler ses pensées.
Il n’avait pas renoncé à lui avouer ses sentiments, mais avant de s’y risquer, il faudrait faire le point sur l’avance de leur fugue. Aucune de ces perspectives ne l’enchantait.
Le soleil se couchait et la lune se détachait doucement du ciel crépusculaire lorsque Cha rouvrit les yeux. Elle ne vit d’abord que les branches de l’arbre qui l’abritait. Aveuglée par la lumière qui transperçait le feuillage, elle tourna la tête.
— Bard ? Tu…
Il lui fallut un moment pour se rendre compte du temps qui s’était écoulé, au terme de quoi elle enfila un chapelet de jurons.
— Combien de temps j’étais dans les fleurs ?
L’expression fit sourire Bard.
— Aucune idée. Je ne sais pas ce que j’ai fait de ma montre.
En vérité, il l’avait jetée de toutes ses forces quelques heures plus tôt. Le battement des aiguilles lui rappelait trop la dictature de la ponctualité qu’il avait fui – ainsi que la mestresse qui lui avait offerte pour l’aider à s’y plier.
— Bah… fais pas cette tête. On va la r’trouver, ta montre.
— Il y avait la marque de Yue dessus. Ce n’est pas plus mal que je l’ai égarée.
— Oh.
Cha se tortilla sur place pour mieux s’assoir. Plus près, également.
— Tu veux aussi enlever celle que t’as dans le cou ?
Bard contempla l’idée. N’étant pas aussi bien sorti d’affaire qu’il l’aurait voulu, cependant, il s’abstint.
— Tu n’es ni médecin ni joaillière. Tu pourrais me faire mal en essayant, prétexta-t-il. Je préfère attendre.
— Ah. Comme tu veux.
Non loin, au centre du village, les locaux avaient interrompu leurs apprêts festifs pour se consacrer à des tâches quotidiennes plus ordinaires.
— Faudrait essayer de participer, tu crois ? J’veux pas les offenser ou faire un truc stupide.
Il paniqua, comprenant qu’elle risquait de se lever ; qu’il risquait de perdre sa meilleure chance de lui parler en privé.
— Tu devrais te reposer encore un peu. Nous avons beaucoup marché et… et…
— Et ?
Il déglutit. Fallait-il que ce fût si difficile ?
— J’ai quelque chose à te dire.
— Bah… dis-le, fit-elle sur le ton de l’évidence.
Ne l’entendait-il pas déjà éclater de rire ?
— Je déteste être esclave et j’ai énormément de mépris pour Mestre Makara…
— Tu parles d’une nouvelle, commenta-t-elle.
— … mais pas pour Yue, finit-il.
Cela parut la refroidir. Son calme aida Bard à reprendre contenance.
— Elle est toujours aussi caractérielle que lorsque tu l’as connue, mais je mentirais en disant que je ne l’apprécie pas. Elle est gentille à sa façon et elle fait de gros efforts pour être une mestresse attentive. Je m’en veux d’avoir abusé de sa confiance. Sans elle, je…
Une grimace tordit les traits de Cha.
— Tu… regrettes ? Tu veux retourner servir la gamine ?
— Non, justement. Ce que j’essaie de dire c’est que… tu es… bien plus importante pour moi que tout ce que j’avais de mieux avant. Tu es plus importe qu’elle, que tout ce qu’elle représente. Si je voulais la liberté, c’était essentiellement pour la passer avec toi. Je…
Son cœur menaçait d’exploser tant il battait vite.
— Je t’aime, Natacha.
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