77.3

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S’il avait échappé à la mort, à la mutilation et au fouet, Bard n’avait pas échappé à la privation. Aussi longtemps que durerait les fêtes de l’équinoxe, il ne recevrait qu’un repas par jour et devrait dormir dans sa cellule le soir venu. Pour avoir cassé sa montre et perdu sa cape, il devait aussi troquer ses vêtements de bonne facture contre des nippes usées qui traînaient à la laverie. Il sentait que Yue ne tenait pas à le punir sévèrement, mais devait donner l’impression de le faire lui épargner pire.

Peu de personnes savait ce qui lui valait ce traitement. Aux curieux, il devait répondre qu’il avait manqué de respect à ses mestres, ce qui voulait tout et rien dire à la fois, mais semblait satisfaire tout le monde.

En outre, l’effervescence de ce jour de bal laissaient peu de place au bavardage : il fallait coiffer des cheveux, repasser des robes, pincer des rideaux et allumer des feux ; installer des musiciens, préparer des chambres ; faire briller de l’argenterie, dresser des plats, remplir des verres, tout servir et recommencer.

Au milieu de l’agitation, Bard s’était ouvert la main en manipulant de la vaisselle. Un chiffon et ensanglanté contre sa plaie pour contenir l’hémorragie, il montait vers le quartier des domestiques de haut rang.

Levée tôt pour profiter de son congé, Io Ruh s’adonnait à son seul passe-temps : la calligraphie. Elle retranscrivait des vers sur le retour du printemps lorsque l’ombre du fabuleux vint obscurcir sa feuille. Elle l’identifia du coin des yeux, avisa sa main blessée, débarrassa la malle qui lui servait d’écritoire pour en extirper des bandages, du désinfectant…

— La plaie est-elle profonde ? Faut-il suturer ?

— Non, je ne crois pas.

Elle lui fit signe de s’assoir et entreprit de le soigner. Bientôt, la plaie fut propre et solidement pansée.

— J’ai terminé. Si tu n’as besoin de rien d’autre, j’aimerais… Je suis de repos, aujourd’hui. Et ta compagnie ne m’est pas agréable.

Les traits du fabuleux se dilatèrent.

— N’aies pas l’air si surpris. Nous ne sommes pas amis, tu me le répètes souvent.

— Ce n’est pas ce que tu penses qui me surprend, mais que tu l’exprimes. Tu es beaucoup plus réservée, d’habitude.

— Tu as insulté notre mestresse. Tu as délibérément trahi sa confiance et mis sa position en péril. Autrefois, j’avais de la considération pour toi, car je pensais qu’en dépit de tout, tu tenais à elle. Aujourd’hui je me rends compte que tu ne méritais ni mon respect ni son affection. C’est ton comportement qui m’oblige à dire le fond de ma pensée.

— Tu as raison, admit Bard. Je me suis comporté en idiot fini. Avec elle et avec toi.

La confusion changea de camp.

— Pour être honnête, je te reprochais surtout de ne pas être la personne que je voulais que tu sois. Mais rassures-toi, je crois que j’en suis guéri. Si tu es toujours d’accord pour essayer d’améliorer nos rapports une fois que tu m’auras pardonné ma faute, je veux bien faire des efforts dans ce sens.

Io Ruh papillonna, toujours plus hagarde.

— Alors ? Tu ne veux plus me dire le fond de ta pensée ? la taquina-t-il.

Elle replaça son matériel de calligraphie pour se laisser le temps de reprendre contenance puis décréta du ton formel qui lui était le plus naturel :

— Je te pardonnerai lorsque ta punition sera levée, à supposer que tu l’observes avec sérieux.

— Message reçu.

Il se leva, résolu à reprendre le travail et étonné par la légèreté de sa propre humeur.

Les heures se firent courtes dans l’après-midi. Bard les vit à peine défiler. Il ne prit conscience du temps écoulé depuis son retour que lorsque le ciel se teinta d’ocre et que sa première pause de la journée lui fut accordée. Son repas se composa de reliefs dont il savoura chaque bouché, conscient que le suivant tarderait à venir.

Il finissait son écuelle assis au coin d’un feu de marmite lorsqu’un serviteur vint le quérir.

— Le neuvième prince te convoque, lui annonça-t-il de but en blanc.

Autorisée à participer aux jeux concours organisés dans les jardins de la forteresse, Yue avait remporté une course d’escalade, un concours d’équilibre et un concours de tir, trois victoires pour deux défaites, le fils aîné du quatrième prince lui ayant ravi le prix de l’épreuve de force et une fille de jarl ayant emporté la chasse au trésor qui avait conclu le tour des enfants de moins de douze ans. Avaient ensuite eu lieu un petit tournoi amical d’aspirants guerriers et une exposition de tapisseries tissées par d’apprentis artisans.

Yue avait profité de ce temps pour se rapprocher d’un groupe de danseurs dont elle avait surpris une répétition et se faire apprendre la Valse des Valkyries, un enchaînement aussi acrobatique qu’artistique, presque militaire qui, sans être bien long, s’avéra particulièrement éprouvant à exécuter, en dépit de quoi Yue sut la chorégraphie en moins d’une heure.

L’écho de son exploit ayant atteint l’oreille de la future reine, la petite fille avait été invitée à faire la démonstration de son talent à l’assemblée une fois les professionnels applaudis pour les leurs pendant leur représentation officielle.

— Je vous trouve bien permissif avec elle, aujourd’hui, observa Denève à l’attention de son mari. Vous lui laissez moins de liberté, d’habitude.

Léopold baissa les yeux vers elle.

— Vous vous méprenez. Je lui en laisse énormément pour peu qu’elle soit capable d’en faire bon usage. Je peux supporter qu’elle se fasse remarquer en bien, ou qu’elle fasse des erreurs qui passent inaperçues. Elle cultive mieux ses capacités seule que sous ma férule.

— Est-ce une parole de résignation ? Allez-vous… renoncer à elle ?

Son regard se fit équivoque.

— Mon épouse est pleine de contradictions. Un jour, elle veut m’entendre admettre que Yue m’est une fille, le suivant, il faut que je me sépare d’elle.

Denève se sentit un peu de honte.

— J’essaie seulement de…

— Pas maintenant, l’interrompit-il.

Yue approchait au pas de courses, échevelée et essoufflée. Elle se jeta sans cérémonie sur le verre d’eau que son tuteur gardait pour elle avant de parler.

— Si j’avais su que tu t’agiterais autant, je ne t’aurais pas laissé donner congé à ta domestique. Assieds-toi une seconde.

La petite installée, il la recoiffa minutieusement.

— Prends le temps de t’assurer que tu es présentable. Je veux bien que tu t’amuses, pas que tu t’humilies.

— Je ferai attention, promit-elle. Est-ce que j’ai encore le droit de danser ?

— Plus tard. Si tu ne te reposes pas un peu, tu vas tomber de fatigue et je n’ai pas l’intention de te porter jusqu’à notre chambre. Tu as passé l’âge de te faire border.

Il lui releva le menton pour ponctuer sa semonce. Lors, Denève vit la fillette changer d’état entre les doigts de son tuteur, passer de l’enfant pleine de vie qu’elle s’était autorisée à être le temps d’une après-midi à l’objet inanimé qui attendait parfois des heures la permission d’exister.

— Je dois rencontrer Mestre Selemeg en privée d’ici quelques minutes, reprit Léopold. Il est possible que je te fasse appeler au cours de notre entrevue.

Yue baissa les yeux.

— Pourquoi vous devez lui parler ?

— Tu le sais parfaitement. Ton dragon n’a pas été sage, avant-hier et je refuse de le voir récidiver.

— Mais… il est déjà puni… argua Yue.

— Ceci n’a rien à voir avec cela. Le problème est plus compliqué que ce que tu en comprends, il nous faut l’aide d’un professionnel. Mais ne t’inquiète pas. Si une décision importante doit être prise, je saurai te consulter.

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