78.3

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La bibliothèque des Yggdrasil aurait pu passer pour riche deux siècles plus tôt. Au regard des standards actuels, elle manquait de matière autant que d’ordre. Les parchemins les plus grossiers y côtoyaient d’inestimables codex, jetés sans distinction sur des étagères poussiéreuses ; des tablettes gravées s’empilaient à même le sol ou servaient de presse-papier à des gravures jaunies ; des manuels gisait ouverts, rendus illisibles par la dépigmentation de l’encre ; quant à ceux dont le contenu n’avait pas été emporté par l’injure du temps, ils ne contenaient plus que de fausses vérités démenties par la science et des récits dont personne ne savait plus s’ils tenaient de la réalité ou de la fiction. Les savoirs de Skal se transmettait oralement lorsqu’ils ne décoraient pas les murs. La capitale du Nord ne produisait pas d’érudits. Elle les importait de villes voisines contre les soldats qu’elle y exportait.

Un froid sans âge hantait l’annexe abandonnée, jusqu’au lit de cendre qui matelassait les abords de sa cheminée. Son foyer n’avait plus connu de feu depuis des décennies.

Assis dans la pénombre et la poussière, Léopold fumait.

Il contemplait un souvenir ancien : celui de sa sœur et lui blottis au coin de l’âtre, écoutant les divagations de leur mère. Elle leur parlait de la façon dont elle avait gardé leurs berceaux des nuits durant, sans dormir, pour empêcher les fées qui la harcelait d’enlever ses nouveau-nés ; ou de son pacte avec une norne à qui elle aurait sacrifié la moitié de son âme pour guérir Mildred d’une mauvaise fièvre. Toute folle qu’elle avait été, Hallebrei avait aimé ses enfants.

Léopold ne s’expliquait pas le mal que cette pensée lui infligeait subitement. Le deuil ne l’avait jamais quitté, certes, mais il ne l’avait jamais affecté au point de lui faire délaisser son travail pour venir tenir compagnie aux fantômes de son passé.

Le bout trop court de son cigare menaçait de lui brûler les doigts. Il en écrasa le bout contre sa semelle. Comme éteindre cette étincelle venait de briser son état de transe, il prit subitement conscience de l’heure tardive et de la présence dans son dos.

Cette présence se porta jusqu’à lui, jusqu’à partager son tapis de cendres malgré ses jupons clairs.

Yue. Qui d’autre ?

L’expressivité de ses traits trahissait presque toujours ses conflits internes. Présentement, elle avait l’air de se sentir à la fois coupable et triste.

— Parle. Profites-en, je suis beaucoup trop fatigué pour me mettre en colère.

Troublée, elle parut peser ses mots.

— Pourquoi vous pensez que je vais vous mettre en colère ?

— Onze ans d’expérience.

Son regard tomba sur ses mains.

— Je vous mets en colère depuis ma naissance ?

— Pas au sens où tu as l’air de l’entendre.

— Alors… pourquoi…

— Yue. Ne te disperse pas. Je veux entendre ce que tu avais à dire en entrant ici, pas disputer le sens de mots dis en plaisantant.

Elle hésita longtemps, puis se décida tout d’un coup.

— J’ai changé d’avis pour la draconnerie. Finalement, je veux emmener Io Ruh avec moi. Et je veux aller à celle d’Haye-Nan, pas à celle de Réelle.

— Le sort de ton esclave te regarde. Pour ce que cela change à la situation, tu peux bien changer d’avis toutes les heures jusqu’à ton départ si tel est ton caprice. En ce qui concerne ta destination, c’est plus compliqué. Selemeg est responsable de ton affectation, pas moi. Or, il a quitté Skal ce matin.

— Est-ce que vous pouvez lui envoyer une lettre ? Je veux vraiment aller à Haye-Nan. Avec Io Ruh, je pourrais continuer à apprendre le xe-en et si tout le monde le parle autour de moi, je progresserai plus vite. Quand je reviendrai, je saurai le parler correctement. Je peux pas promettre de savoir l’écrire mais je vous jure que je saurai parler et lire un peu.

— Ton initiative me plait, concéda Léopold. Tes origines sont si visibles qu’il pourrait s’avérer embarrassant que tu n’en parles pas la langue. Je te cèdes à deux conditions.

— Lesquelles ?

— Premièrement, tu dois me promettre de ne plus changer d’avis, ni avant ton départ, ni une fois établie. Deuxièmement, tu dois me dire ce qui t’a fait changer d’avis pour commencer.

Les termes de l’accord laissèrent Yue songeuse.

— Je ne changerai plus d’avis, promit-elle. Si j’ai changé cette fois c’est parce que… je veux… je veux apprendre le xe-en plus vite, c’est tout.

— Qu’en est-il de la vraie raison ?

Yue déglutit. Il fallait se résigner, elle ne savait pas mentir. Pas à lui.

— Je ne veux pas laisser Io Ruh à Aline, avoua-t-elle.

— Il n’a jamais été question de cela.

— Si Madame vous le demande, vous lui direz non ?

— Si Madame veut une esclave pour sa fille, je lui en ferai donner une à la mesure de ses besoins.

— Mais si elle insiste ?

— Présentement, tu es la seule à insister et cela ne me dit pas pourquoi tu veux vivre en Li-Horie.

— Bah… Je mentais pas pour le xe-en. Je suis pas bonne pour apprendre dans les livres et je suis pas sûre d’être un bon draconnier. Je veux que vous soyez fier de moi, alors…

— Fier de toi ?

— Oui. Parce que je veux rentrer à la maison, un jour. Je pourrai rentrer si vous êtes fier de moi, non ? Quand Aline sera mariée et que votre bébé aura grandi… je pourrai...

Les larmes l’interrompirent. Elle parut étonnée de les voir tomber sur ses mains.

— Yue, fit Léopold d’une voix qu’il voulut calme. Ton retour chez nous n’est pas sujet à débat.

— Mais si Madame veut pas que je revienne ?

Là, Léopold comprit.

— Madame, que t’a-t-elle dit, exactement ?

— Rien, fit-elle précipitamment.

— Ne me mens pas.

— Je ne mens pas, insista-t-elle. Elle ne m’a rien dis à moi.

— Qu’a-t-elle dit, à qui, lorsque tu laissais traîner tes oreilles, dans ce cas ?

Yue garda le silence. Perdant toute patience, Léopold se leva, la saisit par le bras et la hissa à son tour. Il la traina ainsi jusqu’hors de la bibliothèque.

— Pardon, je vous demande pardon ! s’affola-t-elle. Je sais que je dois pas écouter ici, je le ferai plus jamais !

— Tu as commencé par te taire, continue de te taire.

Yue dut presque courir pour ne pas se faire déboiter l’épaule. Le sang menaçait de manquer à ses doigts tant sa poigne était féroce. Ils allèrent à ce rythme jusqu’à leur chambre, qui s’évéra vide, puis jusqu’au foyer qu’une poignée de domestiques nettoyait en préparation du rassemblement quotidien des nobles du château.

La course se poursuivit jusqu’à une aile de la fortesse que Yue ne connaissait pas, mais dont la richesse lui sauta aux yeux malgré les pleurs qui les lui piquaient.

Le cœur lui blessait la poitrine et le sang lui cuisait la peau lorsque le baron s’arrêta pour la troisième fois. Il lâcha son bras. Engourdie, elle joua de ses doigts pour y rappeler des sensations.

Ayant pris le temps de se recomposer, Léopold frappa à la porte. Une servante la lui ouvrit, un échange eut court ; bientôt, ils furent introduits au salon de la première princesse.

Kalta y recevait Denève autour de ce qui semblait un déballage de présents. Tout le paradoxe du deuxième jour était là : les nobles se proposaient de faire des grâces au peuple et finissaient par recevoir plus de cadeaux qu’ils n’en offraient.

— Qu’arrive-t-il à cette pauvre enfant ? s’inquiéta immédiatement la future reine à la vue de Yue.

Elle approcha pour mieux juge de son état, ce qui fit instinctivement reculer la petite fille.

— Expliquez-vous, mon neveu, exigea Kalta. Que se passe-t-il ?

— Il me semble qu’elle a surpris des propos déplaisants la concernant, je suis ici pour lui en faire entendre le démenti. Puis-je vous emprunter mon épouse ?

— Insinuez-vous que la neuvième princesse s’amuse à dire du mal une enfant ? Elle que je n’ai jamais entendu dire un mot de méchanceté ?

— Non, ma tante. Il ne s’agit que de dissiper un malentendu pour faire entendre raison à une enfant devenue indiscrète et émotive.

— Bien. Dans ce cas, dissipez-le à l’instant et devant moi. Ne faites pas lever votre dame pour un simple malentendu.

Léopold sentit qu’il avait manqué de prudence en entrant si hardiment chez la princesse. Avait-il donc bien perdu la tête ce jour-là ? Il se résigna.

— Denève, l’interpella-t-il.

Elle revint péniblement d’une surprise qui l’avait pétrifiée. Pâle, elle prit une gorgé d’eau pour se rendre des couleurs.

— Oui, mon ami.

— Avez-vous l’intention de vous opposer à ce que Yue rentre chez nous à la fin de son service ?

— Ciel, non. Pourquoi cette question ?

— Yue croit à cette possibilité. A-t-elle pu vous entendre dire que son retour vous serait une contrariété ?

— Oh… Il se peut qu’elle ait surpris une conversation qui manquait de délicatesse à son endroit. Je croisais Aline dans les couloirs… fatiguée comme je le suis, je n’ai pas songé nous installer quelque part d’intime… Je suis navrée. Je ne cherchais certainement pas à la peiner.

Soucieuse de réparer son erreur, elle s’adressa à la petite fille.

— Je n’ai aucun mauvais sentiment à ton égard, Yue. Je n’ai pas demandé à Léopold de sa décharger de ton éducation pour te nuire ou pour me débarrasser de toi, mais pour ton propre bien en plus de celui de mes enfants. J’aurais préféré te voir intégrer une école d’art du spectacle, mais pour ne pas te retirer ton dragon, il apparait que la solution de Léopold est la meilleure. Mestre Selemeg a toujours été bon pour toi. Sa pédagogie est douce, quoiqu’il soit militaire. Je suis convaincue que tu seras plus heureuse sous sa supervision. Une fois grande, lorsque tu auras goûté un peu de liberté et pris de l’indépendance, je serai ravie de te revoir chez nous.

Il y eut un passage à vide durant lequel nul ne parla ni ne bougea. Rompant l’inertie, Yue marcha quelques pas vers Denève. La pièce entière attendit une seconde initiative qui tarda à venir.

— Pourquoi je serais plus heureuse là-bas qu’ici ? s’enquit Yue d’une voix sans teint.

Prise de court et accablée de fatigue, Denève soupira en se massant la tempe.

— Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes. Le fait est que tu ne vis pas comme tu le devrais à ton âge. Tu es occupée comme une adulte, toujours épuisée et toujours alerte. Tu te blesses sans arrêt et tu luttes constamment contre tes instincts les plus naturels pour ne pas contrarier personne. Le bonheur ne ressemble pas à ça.

— Mon bonheur ressemble à mon bonheur ! s’insurgea Yue. Ma vie est comme elle doit être ! Je suis pas épuisée, je suis pas… Je déteste les mamans, vous êtes toutes pareilles ! J’espère que vous serez malheureuse toute la vie et que vos enfants partiront tous de chez vous pour vous fuir !

— Faut-il te rappeler le respect que tu dois à Madame Makara ? s’indigna le baron. Présente immédiatement tes excuses.

La semonce étouffa la révolte sans éteindre la colère. Yue se tut.

— Je viens de te donner un ordre, Yue. Que se passe-t-il lorsque tu n’obéis pas ?

Le front bas, elle porta la main au bras qui lui faisait encore mal. La douleur, pourtant, ne paraissait rien comparée à la blessure ancienne qui se rouvrait et s’élargissait en elle depuis la veille. Sa mère mourrait, encore. Son père disparaissait, encore. Et par sa faute ?

— Je m’excuserai pas. Je suis pas désolée et je suis pas une menteuse.

Une solide gifle sanctionna son honnêteté. Le coup laissa une marque contrastée sur sa pommette et fit danser un nuage de phosphène entre les cheveux qui lui tombèrent en travers du visage. Une douleur acide lui courrait sous la peau, exacerbée par les larmes qui lui asséchaient le visage.

— Je te laisse une dernière chance de te montrer raisonnable, prévint Léopold.

— J’en veux pas.

Seconde gifle, plus forte. Celle-ci eut le gout du sang.

— Va t’appliquer de la glace. Ensuite, tu rassembleras tes affaires, tes esclaves et tous tes beaux principes pour préparer ton départ. Tu vas quitter cette cour, les impertinentes n’y sont pas les bienvenues.

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