78.4

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La sortie de Yue laissa un vide immense, une gêne palpable, un acouphène dans l’air. Kalta, qui se dominait encore, prit sur elle de chasser le trouble. Elle s’adressa d’abord à son neveu dans son haut-tulis le plus protocolaire.

— Neuvième prince. J’affectionne trop la tranquillité pour ne pas vous reprocher le désordre que vous avez introduit chez moi. L’habitude d’être obéi en Mestre vous aveugle, ce me semble. Permettez-moi de vous rouvrir les yeux : je suis votre tante et votre régente. Il est en mon pouvoir de vous donner votre congé comme vous avez donné le sien à Mademoiselle votre pupille, pour ce que vous êtes impertinent comme elle. Je m’en garderai par égard pour votre épouse, pour qui j’ai de l’amitié et dont j’ai soin mieux que vous depuis votre arrivée. À mon tour, pour autant, je vous réclame des excuses.

Léopold s’exécuta sans délai, récitant des politesses plus éloquentes que sincères à l’adresse de la future reine. À Denève, il exprima la vérité de ses remords.

— Soyez gentil de ne plus me parler de cela, le pria-t-elle. J’ai été maladroite et Yue a été… Yue. La voilà punie, me voilà gênée, tout est à sa place. Inutile d’en faire un monde.

Elle reprit une gorgée d’eau ; plutôt, elle s’y trempa les lèvres.

— J’ai eu trop d’émotions ces jours-ci. La tête me tourne, le dos ma fait un mal… J’ai besoin de…

Une contraction la priva de parole. Son verre lui tomba de la main dans un bruit mat, déversant son contenu sur le tapis.

— Peste ! jura-t-elle. Je suis confuse, Kalta, je…

Elle poussa un cri rauque sous l’effet d’une contraction plus violente. Elle agrippa le bras de son époux pour se soutenir. Il sentit jusqu’à travers la manche de son habit que sa paume brûlait de fièvre.

— Denève… souffla-t-il, horrifié.

— Il me semble que votre enfant s’est lassé de moi plus tôt que prévu, haleta-t-elle. Je sens…

Elle étouffa un nouveau cri.

— Les eaux ! Je perds les eaux !

Kalta ordonna à sa servante d’aller quérir médecins, sage-femmes et toute personne de circonstance. Elle avait une pointe d’enthousiasme dans la voix qui jurait avec la gravité des traits de l’épouxn devant qui une tache assombrissait et revêtement du siège.

— Denève. Ce ne sont pas des eaux, vous saignez.

Les manches retroussées, Io Ruh vérifia la température de l’eau, l’équilibre des sels parfumés, la propreté du linge qui matelassait la cuve, puis invita sa mestresse à y entrer. Ordinairement, Yue aimait associer à son bain des plaisirs annexes : se faire lire une histoire, prendre une boisson sucrée, jouer à des charades… Elle n’avait rien demandé cette fois, sinon de quoi soulager son mal. Justement, Bard s’annonçait à la porte.

— Fais-le entrer, ordonna la mestresse.

Io Ruh tira un paravent pour la protéger des regards et des courants d’airs, puis alla ouvrir. Bard apportait un sceau de glace pilée ainsi qu’un autre d’eau chaude, de sa propre initiative.

— Au cas où elle voudrait trainer dans l’eau, précisa-t-il d’avance. L’air est un peu frais.

— Merci pour ta diligence. Entre.

L’ordre l’étonna. Il n’y résista pas, cependant.

— Tu as besoin de moi ? s’enquit-il tandis que Io Ruh refermait la porte.

La voix s’éleva faiblement de derrière le paravent :

— J’ai juste besoin de compagnie, mais tu peux aider Io Ruh si elle te le demande.

Il interrogea celle-ci du regard.

— Ne dérange pas mon travail. Je ne te demande pas autre chose.

Elle commença à préparer une poche de glace. De son côté, le fabuleux prit place au coin du poêle, près des serviettes laissées à chauffer.

Yue poussa elle-même le paravent qui la dissimulait, révélant à Bard la rougeur asymétrique de sa figure. La sidération le fit déglutir de travers.

— Il t’a frappé au visage ? s’étrangla-t-il.

Cela n’arrivait presque jamais, encore les coups ne laissaient-il pas de traces visibles en ces occasions. Son tuteur tenait aux apparences. Il se montrait méthodique dans sa science de la discipline : jamais de marques exposées, jamais de cicatrices permanentes, jamais de blessure handicapante sur le long terme.

— J’ai crié sur Madame, expliqua Yue.

Elle appuya le linge froid que lui présenta Io Ruh contre sa contusion. Le choc des températures lui fit fermer les yeux.

— Ma dent saigne, je crois.

— La mestresse permet-elle que je voie l’état de sa denture ?

— Oui, vas-y.

Io Ruh relava ses mains déjà propres et fit ce qu’elle proposait. Au bout de quelques secondes elle tira d’entre les lèvres roses une molaire ensanglantée.

— La gencive n’est pas abimée. La dent définitive la mestresse poussera sainement.

Le fabuleux soupira de soulagement. L’espace d’une seconde, il avait oublié qu’il restait des dents de lait à Yue.

— Pourquoi avoir crié sur Madame ? Elle, elle ne te crie jamais dessus. Elle ne crie jamais sur personne.

Yue toisa son fabuleux d’un regard opaque : ce regard qui datait de la veille, celui de sa maturité toute neuve.

— J’ai crié parce que j’en avais envie. Ça a plus d’importance, maintenant. Au passage… Il va falloir faire nos bagages un peu en avance. Mestre Makara veut plus que je reste à la forteresse.

La figure de Bard se froissa de dégoût. Mieux que Yue, sans doute, il comprenait la cruauté de cette punition. Le mestre aurait pu l’enfermer, lui faire écrire et réécrire des lettres d’excuse, amputer ses ressources financières, ou lui administrer une des corrections savamment brutales dont il avait le secret ; à la place, il avait choisi de l’éloigner, elle qui craignait l’abandon plus que la mort, qui dépendait de lui de toutes les façons possibles ; une dépendance cultivée à dessein pour s’assurer l’obéissance et la loyauté d’une âme fragile ; celle d’une athlète de haut niveau, d’une artiste de talent, d’une bâtarde de grandes lignées et, bientôt peut-être, d’un draconnier de l’armée impérial.

— Il est ne devrait pas t’infliger ça, se permit Bard.

— Il aurait pu être beaucoup plus sévère, argua Yue.

Non, la contredit-il en pensée.

Io Ruh lui démêlait patiemment les cheveux, professionnellement détachée de la conversation. Yue se déroba à ses soins en basculant à l’autre bord de sa baignoire pour regarder sa servante en face. Confuse, celle-ci s’inclina.

— Est-ce que tu veux nous suivre à la draconnerie ? Est-ce que tu es sûre que ça peut te rendre heureuse ?

Io Ruh leva de grands yeux étonnés.

— Oui… bafouilla-t-elle. Oui, je…

Elle accentua sa révérence.

— Je ne discute pas les ordres de la Mestresse, se rattrapa-t-elle. Elle me laissera si elle l’entend ainsi. Elle m’emmènera si elle l’entend autrement.

— Ce n’est pas un piège. Quand je te pose une question, je veux que tu me répondes dise la vérité. Avec le recul j’aimerais mieux t’emmener, mais je veux que ce soit aussi ta décision.

Le doute déchira Io Ruh de l’intérieur. Une part d’elle, celle de son cœur, se réjouissait d’accepter. La seconde, celle de sa raison, de son éducation, se rappelait trop bien d’être bonne esclave, de ne pas penser, de ne pas sentir, de ne pas se plaindre ni se réjouir. Sa réaction se faisait attendre, aggravant son conflit interne. Au hasard du chaos de son âme, cependant, il lui vint une formule pour réconcilier toutes ses idées.

— J’ai juré de servir ma Mestresse jusque dans l’Éternité. Si elle veut de moi, je la suivrai avec honneur. Ainsi qu’avec joie, ajouta-t-elle d’une petite voix.

Consciente des efforts déployés par la jeune femme, Yue sourit avec indulgence.

— Tu viendras, alors. Ce sera pas facile tous les jours, mais je compte sur toi pour faire de ton mieux.

— Bien entendu. Merci infiniment, Mestresse.

Yue se réadossa du bon côté du bain, ferma les yeux et se laissa savonner les cheveux en silence.

Bard surprit un sourire sur le visage de Io Ruh. Il en conçut un lui-même. La chaleur du poêle et le confort d’inertie le gagnant, il ferma les yeux – une seconde, crut-il. Lorsqu’il les rouvrit, Yue enfilait ses chaussures tandis que son esclave rangeait son linge usé dans un panier. Il se leva d’un bond qui lui donna le vertige.

— Pardon, je me suis endormi.

— Sans blague… plaisanta Yue.

— Je ferai attention la prochaine fois.

— Non, t’as bien fait de te reposer. Je ne sais pas encore si le baron nous installe dans une auberge ou si nous partons tout de suite pour notre draconnerie.

— Il ne te ferait pas entamer un long voyage au milieu de la nuit.

— Si. Il le ferait et tu le sais. Aide Io Ruh à nettoyer, réunissez vos affaires et…

Un soupir lui voûta les épaules. Elle renonça à terminer sa phrase au profit du laçage de ses bottes, puis quitta la pièce. Plutôt, elle en ouvrit la porte, une anomalie la clouant sur le seuil ; un son de cloche lointain lui susurrait à l’oreille le plus familier des airs de sa connaissance.

— Vous entendez ?

Les deux esclaves tendirent l’oreille.

— Il s’agit du chant de la boite à musique de la mestresse, l’identifia Io Ruh, non moins interpellée.

— Oui... Sauf que c’est pas le son de mon carrousel.

— Ton carrousel joue un chant funéraire tulis, lui rappela le fabuleux. Quelqu’un a dû…

— Quoi ? Quelqu’un a dû quoi ? le pressa-t-elle.

— Mourir. Quelqu’un d’important est mort.

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