80.4

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Son plan de travail en bon ordre, elle quitta la cuisine, visiblement plus pressée de s’éloigner de son point de départ que d’arriver à destination. Bard ne chercha pas à la rattraper. Il lui laissa le temps de prendre ses distances avant de se lever à son tour et ne la suivit que de très loin jusqu’à la bibliothèque. Plusieurs subordonnés y attendaient leurs supérieurs, agglutinés sous l’auvent qui offrait une ombre chiche.

Une heure sonnait exactement, rejetant une foule d’aspirants affamés sous le soleil caniculaire. Yue fut lente à sortir de l’édifice. Son front plissé trahissait le déplaisir que lui avait donné cette parenthèse studieuse. Retrouver ses esclaves ne la dérida pas. Sans se fendre d’une syllabe, elle esquissa un mouvement d’épaule qui fit glisser la sangle de son sac au creux de son coude. Son fabuleux reconnut le signe qu’elle voulait en être délestée et s’en voulut presque de ne pas avoir pris l’initiative de tendre les mains pour le recevoir. En public, il se devait de jouer les esclaves modèles. Pour beaucoup, disaient les nobles, l’autorité d’un mestre se mesure à la déférence de ses esclaves. Yue, du haut de ses onze ans et du fait de son physique atypique, se devait d’entretenir une image de prestige pour ne pas passer pour moins que ce qu’elle était.

Toujours sans parler, elle leva les yeux vers sa servante. Io Ruh gardait les siens plus bas encore qu’à l’accoutumé. Son silence prolongé étirait les secondes en minutes.

Inopinément, elle soupira. Ce souffle lui défroissa tous les muscles du visage, si bien que ses traits ne trahissaient plus aucune humeur lorsqu’elle sortit de son mutisme.

— À genoux.

Ces mots produisirent une onde étrange, nouvelle, amère. Yue articulait cet ordre pour la première fois et, contre toute attente, l’adressait à Io Ruh.

Elle obéit sans retard, sans discussion. Le déjeuner soigneusement emballé de leur mestresse lui pesait toujours sur les bras. Yue l’en débarrassa pour le placer d’autorité entre les mains de son fabuleux tandis que sa servante joignait les siennes sur son tablier, ses coudes formant un léger angle qui affichait autant de déférence que de tension.

— Tu as écris ta réponse à dame Ye Sol ?

— Oui, Mestresse.

— Qu’est-ce que tu as décidé ? Est-ce que tu comptes aller revoir ton amie chez elle ?

— Non, mestresse. J’ai dûment remercié la dame des Qilin pour son invitation. Je lui ai avoué mon mensonge et je l’ai prié de me le pardonner. J’ai ajouté que ma mestresse m’autorisait à la visiter, mais que je me l’interdisais à moi-même.

Les traits de Yue reprirent momentanément le pli de la contrariété avant de reformer leur masque placide.

— Pourquoi ?

Io Ruh hésita.

— Parce que… ma mestresse me l’a ordonné, hasarda-t-elle.

— Je ne t’ai pas ordonné de refuser, je t’ai ordonné de prendre la responsabilité de ta décision. Ce que je veux comprendre, c’est pourquoi tu refuses et pourquoi tu as menti pour commencer.

— Je… j’ai peur de ne pas pouvoir apporter de réponse satisfaisante à ma mestresse.

— Tu vas au moins devoir essayer. Je ne peux pas régler un problème que je ne comprends pas. Si je te donne l’impression d’avoir besoin de toi constamment, ou de ne pas vouloir que tu prennes du temps pour toi, je dois le savoir. J’essaie d’être juste, d’être responsable, et j’y arrive déjà assez mal sans avoir à jouer aux devinettes !

— Je demande pardon à ma mestresse pour le souci que je lui cause.

— Ne me demande pas pardon, demande-moi de l’aide !

Son invective se prolongea en écho, capturant l’attention d’aspirants déjà intrigués par le caractère insolite de leur réunion. Beaucoup devaient la trouver indéchiffrable, car quelle étrange réprimande…

— Je suis responsable de toi, poursuivit Yue, pas l’inverse. Tes problèmes sont mes problèmes. Vos problèmes sont mes problèmes. Parlez-moi au lieu de faire n’importe quoi ! Vous êtes fatigants !

Visé par ce reproche, Bard baissa instinctivement les yeux. Il se doutait que Yue ne lui avait pas entièrement pardonné l’épisode de sa fugue. Pour elle, ç’avait été un échec personnel en plus d’une trahison. Or, la petite noble avait la rancune tenace, envers les autres aussi bien qu’envers sa personne. La faute de Io Ruh se résumait à avoir légèrement appuyé sur la plaie qu’il avait infligés à leur mestresse.

— Je dois aller m’entraîner. Réfléchi à ce que tu vas me dire quand je rentrerai pour te reposer mes questions. Je ne te demande pas d’inventer un mensonge crédible. Pas la peine d’essayer de deviner ce que j’ai envie d’entendre. Je te donne une chance d’être honnête. Tu ne fais rien en m’attendant, rien d’autre que réfléchir. Tu n’as pas le droit de parler ou d’écrire ou de lire ou… quoi que ce soit d’autre ! Tu rentres et c’est tout.

Passant entre ses esclaves sidérés, Yue s’en alla. Bard, toujours encombré de son repas et de son sac, du se résoudre à la suivre, laissant une Io Ruh ébranlée agenouillée sous le soleil.

— Tu as pu aller à la clinique ? l’interrogea Yue d’un ton étonnamment neutre lorsqu’il la rattrapa.

À l’entendre, les quelques minutes précédentes ne l’affectait pas le moins du monde.

— Euh… Oui, je… Oui, Mestresse, se reprit-il. Le professeur Xhoga m’a accueilli et examiné en personne. Il m’a remis un compte-rendu pour vous.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Pour résumer, ma forme draconique entame sa première mue et il faudrait que je maintienne cette forme quelques jours pour qu’elle se passe correctement. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

— Non. Je vais seulement devoir payer quelqu’un pour faire tes corvées pendant que tu seras plus vraiment là, mais ton ancienne peau va rapporter beaucoup d’argent alors c’est pas grave.

— Vous saviez ?

— Quoi, que tu allais muer un jour ? Oui. Pas toi ?

— Je parle de la valeur de mes écailles une fois cristallisées.

— Je sais ce que vaut tout ce qui compose tes deux formes ; tes griffes, tes crocs, tes cheveux, tes os… Je suis obligée de connaitre le change en or de tout ce que je possède.

Un souvenir de ses jours d’écolier revint à Bard ; celui d’interminables tables de valeurs à l’usage des mestres qui, pour les plus exhaustives, exigeait un travail quotidien. À terme, elle permettait de faire état de la rentabilité d’un bien, fut-il matériel ou vivant. En pratique, l’entretien de ce genre de registres incombait aux intendants et autres hauts employés de maison, la plupart des nobles n’en étudiant les spécificités que pour la forme.

Léopold Makara comptait parmi ceux qui n’aimaient pas déléguer. Il s’occupait personnellement et exclusivement des finances de Yue aussi bien que des siennes propres et exigeait de la fillette qu’elle s’investît dans ce processus, notamment en faisant le compte de ses dépenses courantes et en prenant connaissance de celles dont il prenait l’initiative pour elle.

— Ma clef, exigea Yue.

Bard tira prestement le bijou de sa poche pour le lui rendre. Le pendentif retrouva sa place sous son col.

— Tu devrais aller préparer ta stalle pour cette nuit. Tu vas y dormir, j’ai trop chaud la nuit pour avoir un vulcanien qui fait cheminée à dix pas de mon lit.

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