81.1

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Loug s’estimait toujours heureux d’être assigné à la corvée d’archivage plutôt qu’à une autre. En termes de conditions de travail, un aspirant pouvait difficilement espérer mieux. Il ne s’agissait que de relire des copies et de les classer. Ordre de mission, rapports, bons de commandes, fiches de présence ; tout y passait. La seule difficulté consistait à tout traiter dans le temps imparti : une heure un quart là où il en aurait fallu le double.

Lorsque Loug se voyait confier cette tâche, il tirait d’avance une croix sur sa pause déjeuner pour ne quitter son poste que quelques minutes avant son premier cours de l’après-midi. Pour ne pas se laisser mourir de faim entre deux et sept heures, il mangeait sur le pouce. Ce zèle, à défaut de lui valoir des louanges, lui donnait bonne conscience.

Ce jour-là, il ne termina qu’un quart d’heure avant la reprise. Ce fut l’agitation bruyante des aspirants sortant du mess qui lui rappela de tout boucler avant de se mettre en retard. Il remit ses dossiers dûment classer au secrétaire, puis s’astreignit à un détour par la salle de repos des officiers pour saluer son référent avant reprendre sa journée.

Le lieutenant Regò disputait une partie de cartes contre un homologue lorsque son encadré vint lui présenter ses respects formels.

— J’suis occupé, Psàr, pesta-t-il en abattant une main perdante sur la table. T’as vraiment besoin de moi ou tu vas retrouver la sortie tout seul ?

Loug ne s’était jamais fait d’illusions quant à l’intérêt que pouvait lui témoigner son référent. Ils avaient été appairés à défaut mieux : il fallait un mentorat à Cézerto Regò pour monter en grade comme il fallait un référent à Loug Psàr pour intégrer une draconnerie. Le hasard voulant qu’ils vinssent l’un et l’autre du Lashad et en parlassent la langue, il n’en avait pas fallu davantage à la hiérarchie pour les condamner à se supporter.

— Je vais retrouver la sortie seul, se résigna Loug en reculant.

— Nan, attends, le retint subitement son lieutenant.

Loug revint sur ses pas à contrecœur.

— T’as réglé ton problème avec la volière ? Ils t’ont trouvé une monture régulière ?

— Non, pas que je sache. Je n’ai pas eu de nouvelles depuis ma dernière relance.

— T’es sérieux ? À ce stade, faudrait que tu voles presque tous les jours pour avoir tes chances dans le cursus principal. Va falloir que tu te bouges. Les heures de vols, ça compte, dans le concours d’orientation.

— Je sais. Je vous assure que j’essaie de trouver une solution.

Il aurait aimé que son référent en fit autant. Le lieutenant avait son lot de privilège au sein de l’ordre : assez pour n’avoir presque jamais à travailler. Il ne donnait qu’un cours toute les deux décans et se trouvait encore trop occuper pour l’aider.

— Et ton dragon à toi ? intervint son adversaire en rebattant les cartes. Pourquoi tu le lui prêtes pas ?

— Trilil ? Tu veux qu’il crève ? Faudrait être complètement fou pour la faire monter par un débutant. Je suis mal fichu si ça se passe mal.

— S’il est le seul à échouer aux prochaines épreuves, tu n’en mèneras pas beaucoup plus large.

— Je n’échouerai pas ! se vexa Loug. Je travaille dur, j’ai beaucoup de potentiel et je n’ai jamais eu d’ennuis. Je n’aurais pas été admis à mon âge si je…

— Tu brasses de l’air, Psàr, le coupa Regò. Tes efforts, tout le monde s’en tape. Ton potentiel aussi. Ici, c’est le résultat qui compte.

— Moi, au moins, j’assiste à tous les cours et je n’ai besoin de personne pour faire mes corvées et mes devoirs à ma place. Si Yue Sans-nom-de-famille peut devenir draconnier grâce à son argent, je peux le devenir grâce à mon travail.

Le choc figea chacun dans son attitude, les deux joueurs dans un premier temps, puis de proche en proche, la moitié de la salle se fut en déroute.

Rompant l’inertie, Regò éclata d’un rire nerveux.

— Psàr… Ça, ça s’appelle une accusation grave, alors soit t’a des preuves, soit faut qu’on discute de ce que tu peux dire ou pas dans une salle pleine d’officiers supérieurs.



Pour ne pas abimer ses uniformes, Yue se changeait avant chaque entrainement. Le commandant Klalade ne lui imposait que d’en garder les bottes – Yue devait s’habituer à leur poids – et de ne rien porter de moins couvrant. Une fois prête, elle retrouvait sa professeure dans la salle large et haute aux installations jugées obsolètes qui servait à leurs sessions particulières. Personne d’autre ne s’en servait ; le commandant pouvait la préparer d’avance de la veille pour le lendemain. Yue savait à peu près toujours ce qui l’attendait en passant la porte selon l’endroit près duquel sa professeure l’attendait.

En entrant cette après-midi-là, Yue ne la vit nulle part.

Le commandant n’ayant encore jamais été en retard, Yue chercha machinalement une trace de son passage ; un sac, une bouteille d’eau, un mot… rien. À défaut d’alternative, elle commença à s’échauffer seule.

Un intru la coupa dans son élan, draconnier auxiliaire à en croire son insigne. Yue le salua protocolairement.

— Repos. Vous devez être Yue.

— Oui, pourquoi ?

— Le général Hutehn vous convoque. Veuillez me suivre.

La fillette se renfrogna à la mention du chef d’établissement.

— Maintenant ?

— Oui. Il serait malavisé de le faire attendre.

Résignée à subir ce contretemps, elle lui emboîta le pas. Le respect de la chaine de commandement lui serait toujours plus profitable que l’entêtement à vouloir respecter son emploi du temps. À bien y réfléchir, ce retard du commandant et cette convocation du chef d’établissement n’étaient probablement pas sans rapport.

À l’image de son élève, Rëvika Klalade occupait une position particulière au sein de la caserne. Elle enseignait à Yue dans le cadre de son année de probation pour suspicion d’abus de pouvoir : une décision de Mestre Selemeg qui les connaissait toutes deux personnellement et leur trouvait une ressemblance pertinente. Rëvika était une femme de petit gabarit et de grande ambition, au caractère trempé et au talent précoce. Une montée en grade vertigineuse avait précédé l’incident disciplinaire qu’elle expiait à Haye-Nan.

Confirmant les soupçons de Yue, elles se retrouvèrent devant la porte du général. Leurs regards se croisèrent. Au bas mot, Rëvika n’avait pas l’air sereine.

L’auxiliaire les annonça sans leur laisser le temps d’échanger le moindre mot. Ce ne fut qu’en passant la porte que Yue se rappela qu’elle ne portait pas son uniforme et s’en fit le reproche.

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