81.2
Le profil barbu du général se dessinait en contrejour de l’unique fenêtre du bureau longiligne. Trois autres personnes occupaient l’espace : un officier que Yue ne connaissait pas, un autre auxiliaire, plus vieux que celui qui l’avait escorté, et un aspirant. Cet aspirant.
Yue et lui avaient eu un simulacre de conversation quelques heures plus tôt. La coïncidence lui incurva le sourcil.
Les politesses furent brèves et unidirectionnelles. Le général les fit cesser d’un revers de main sans les rendre avant de prendre la parole :
— Commandant Klalade, vous devez déjà connaître le lieutenant Regò et réciproquement. Je vous présente Loug Psàr, l’aspirant dont il est le référent.
— Et que me vaut cet honneur ? fit-elle, perplexe.
— Un incident que j’aspire à clore. Je me permets de vous rappeler que notre Ordre défend un certain nombre de valeurs. L’intégrité et la droiture en font partie. Un draconnier ne triche pas, et ne calomnient pas.
Encore ce mot.
Yue ne le connaissait que depuis quelques heures mais le trouvait déjà plus pénible que tous ceux de son vocabulaire.
Circonspecte, Rëvika étudiait tour à tour chaque personne présente.
— Est-ce que je dois comprendre que…
— L’aspirant Psàr a tenu des propos subversifs au sujet de votre élève, expliqua le général. Sa réputation et celle de notre établissement risquent d’en souffrir.
— Je suppose que Yue a été convoquée pour qu’il lui présente ses excuses, dans ce cas.
Une frustration audible lui durcissait la voix, encore plus que lorsqu’elle s’impatientait à l’entrainement.
— Avant tout, il faut tirer la situation au clair et prendre des mesures pour qu’un tel incident ne se reproduise pas. Parlons clairement, Psàr accuse votre élève de rendre des travaux scolaires composés par ses esclaves. Qu’en est-il ?
— J’interroge souvent Yue sur des notions théoriques pendant nos entrainements. Elle comprend ses leçons. Ses notes sont même moins bonnes que ce à quoi je m’attendrais la connaissant. Ses esclaves ne se mêlent pas de cet aspect de sa formation.
— Je voudrais entendre ce que la principale concernée a à en dire. Yue. Vos esclaves sont-ils lettrés ?
Prise de court, secouée par ce qu’elle venait d’entendre, elle tarda à réagir.
— Mes… Oui, Mon Général. Par contre…
— Qu’en est-il de vous ? L’interrompit-il.
— Pardon ?
— Où en est votre instruction ? En savez-vous autant qu’eux ? Vous êtes entrée sur recommandation du draconnier impérial, pas sur examen. Auriez-vous été capable d’en passer un ?
La question lui fait l’effet d’un coup bas, d’une injustice qui lui souleva le cœur au point de lui donner la nausée. L’indignation la suffoquait, lui crispait la mâchoire. Parler ouvrir la bouche pour parler lui fit mal :
— Je monte depuis que j’ai neuf ans. Je sais harnacher un dragon. Je sais naviguer dans le ciel dessiner des cartes ; je connais les noms des étoiles et je sais prévoir les orages ; je sais faire des comptes, je sais convertir des monnaies ; je parle correctement trois langues ; quatre, avec le signe ! Je sais beaucoup, beaucoup plus de choses que beaucoup d’adultes. Et ce que je sais pas encore, je fais des efforts pour l’apprendre. Je suis… j’ai juste… quand j’essaie de lire ou d’écrire, les lettres… elles se mélangent dans ma tête. Alors parfois, j’ai besoin d’aide pour lire des livres compliqués et corriger mon orthographe. Eux, ils sont allés à l’école quand ils étaient petit. Moi, j’apprenais d’autres choses. J’ai besoin que d’un tout petit peu d’aide. Pour le reste, je me débrouille toute seule. Je suis capable de devenir draconnier avec ou sans eux !
L’information fit lentement son chemin dans l’esprit de chacun tandis que la gorge de Yue se nouait au point qu’elle dut inspirer par le nez pour ne pas étouffer. Le commandant Klalade lui adressait un reproche silencieux pour avoir haussé le ton en parlant à un supérieur et le lieutenant Regò souriait de la voir le général Hutehn se renfrogner.
— Puissiez-vous avoir raison, lui souhaita Hutehn sans réelle empathie. Malheureusement, le dire ne suffit pas. Maintenant que l’accusation est lancée, il faut aussi la démentir publiquement. Si vous voulez bien fournir les documents nécessaires, nous ferons réévaluer tous vos travaux précédents ainsi que vos connaissances actuelles.
— Sauf votre respect, Mon Général, intervint Rëvika à peine plus calmement que son élève, vous ne pouvez pas entreprendre de tel démarches sans l’aval de son référent.
— Ne donnez pas à cette mesure plus d’importance qu’elle n’en a. Cet évènement n’a pas à remonter jusqu’au sommet de notre hiérarchie.
— Le général Selemeg saura certainement faire la part des choses.
Hutehn serra ses poings l’un dans l’autre en se penchant plus avant, l’air toujours plus contrarié.
— La réputation qui vous précède me paraît de moins en moins exagérée, Klalade. Un bon draconnier devrait éviter les esclandres, pas courir après au milieu d’une année de probation.
Le commandant ferma les yeux pour se contenir, se recomposer, puis reprit :
— J’essaie de prendre soin de mon élève. C’est la seule raison de mon affectation ici. Ce que vous proposez de faire pour la blanchir risque de perturber son apprentissage et de donner mauvaise image d’elle aux autres aspirants.
— Puisque vous abordez le sujet, il me semble que son image n’est déjà pas des plus reluisantes. Un aspirant ne doit pas seulement développer ses compétences individuelles, mais aussi tisser des liens avec ses futurs camarades de rang. Vôtre enseignement privé l’éloigne trop des autres. C’est aussi cela qui ouvre la porte aux rumeurs désobligeantes. À partir d’aujourd’hui, Faites en sorte que Yue participe à certains cours pratiques en compagnie de ses pairs, quitte à l’y superviser. Cela préviendra de futurs litiges.
— Ce serait une perte de temps pour elle. Yue a beaucoup d’avance dans certaines disciplines et beaucoup de retard sur d’autres. Ce que font les autres est soit trop simple soit trop difficile pour elle. Vous allez la faire stagner en plus de créer plus de tensions : Les instructeurs verront d’un mauvais œil que je m’immisce dans leur cours et ses camarades se sentiront lésés si elle reçoit mon attention exclusive en plus de celle d’un instructeur qu’ils se partagent.
— Intervenez un minimum, dans ce cas. Pensez-vous être la seule personne qualifiée pour lui enseigner ?
— Je pense que ce n’est pas par caprice que j’ai été choisie pour occuper ce poste.
— Ça se discute, jeta le lieutenant Regò avec désinvolture. Le Draconnier Impérial t’a toujours eu un peu trop à la bonne, Rëvika.
— Rëvika, rectifia le commandant en accentuant la première syllabe plutôt que la seconde. Si on parlait de ton encadré et du fait qui a lancé une accusation sans preuves ? C’est une infraction grave au code de conduite de l’autre.
— T’en sait quelque chose, pas vrai ?
Le général tapa du point sur son bureau.
— Vous réglerez vos conflits personnels ailleurs.
Il récapitula l’ensemble des décisions unilatéralement prises au cours de l’entretient : Les travaux de Yue seraient bel et bien réévalués, sa participation aux cours communs serait obligatoire jusqu’à nouvel ordre et le général se chargerait d’en avertir Mestre Selemeg en ses propres termes. Loug n’eut pas à présenter d’excuses. Un avertissement oral fut toute sa sanction.
Une fois les aspirants congédiés, les deux officiers eurent droit à une rallonge de sermon que Rëvika n’écouta que d’une oreille. Quelques documents signés plus tard, elle put quitter le bureau et enfiler tous les jurons retenus à l’intérieur.
Annotations