81.3
Son élève ne l’avait pas attendue pour retourner à leur salle d’entrainement, ce qui laissa le temps et l’espace de se calmer avant de devoir rejouer les mentors.
Elle se croyait prête en revenant vers Yue. L’état dans lequel se trouvait la petite ébranla sa certitude.
Yue tournait en rond, haletant, rouge de frustration du bout du nez à la pointes des oreilles. Les entrainements difficiles la mettaient parfois dans un état comparable. À ces occasion Rëvika ne tirait plus grand-chose d’elle et préférait la faire changer d’exercice ou l’envoyer se reposer.
— Tu as le reste de ta journée, décida-t-elle.
La petite s’arrêta net, puis avança vers sa professeure.
— Pourquoi j’aurais ma journée ? se méfia-t-elle.
— Parce que je viens de ta la donner.
— Pourquoi vous me la donnez ?
— Parce que je n’ai pas la force de m’occuper de toi quand tu es déjà à deux doigts de pleurer et moi de hurler. J’ai besoin de sortir de la caserne ; changer de tenue, voir des civils, avoir une conversation avec un adulte que je n’ai pas envie d’égorger… Toi aussi, tu dois besoin d’air, non ?
— Alors… je fais ce que je veux jusqu’à ce soir ? J’ai le droit de m’entrainer seule ?
— Sans supervision, tu risques de te blesser. Tu as le choix entre te reposer ou…
Rëvika fouilla sa poche et lui tendit pli qu’elle en sortit.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une permission de sortie. Mestre Selemeg me l’a confiée pour toi il y a un moment. J’avais pour consigne de te la remettre un jour si je jugeais utile de te récompenser ou de ou de te réconforter. Je comptais le faire aujourd’hui de toute façon. Tu t’appliques de mieux en mieux depuis quelques jours, je veux que tu saches que je l’ai remarqué. Et tu passes une sale journée alors j’espère aussi te réconforter un peu.
Sceptique, Yue s’empara du feuillet, le déploya, et se sentit assaillie par la quantité vertigineuse de mots qu’elle découvrit.
— Tu n’es pas obligée de t’en servir aujourd’hui mais sache qu’il n’est valable que pour une sortie de moins de six heures et au sein de l’enceinte élargie d’Haye-Nan. Tu dois être accompagnée, être rentrée avant le coucher du soleil et donner ton itinéraire prévisionnel à la loge avant de mettre le nez dehors. Quoi que tu fasses, fais attention à toi.
Son départ mit fin à la conversation. En un instant, Yue fut seule. Encore. Tout avait changé, pourtant.
Premièrement, Rëvika Klalade venait de franchir une limite ; limite dont elle ignorait l’existence, certes, mais qui risquait de sévèrement compromettre son image d’autorité aux yeux de Yue. Sa prétention à lui apporter du réconfort, l’aveu de faiblesse que constituait l’ajournement de leur session d’entrainement, son accès de familiarité… Yue ne se considérait plus comme une enfant, malgré son âge. Pourtant, sa supérieure venait de la traiter en petite fille fragile plutôt qu’en aspirante.
Encore une qui finira par se prendre pour ma mère…
Deuxièmement, l’officier le plus gradé de sa caserne la prenait pour une idiote doublée d’une tricheuse : croyance qui risquait de se répandre vite du fait de l’aveu de son illettrisme. À l’image de sa réputation précaire, son quotidien changerait sous peu drastiquement, sans doute pour le pire. Mestre Makara l’apprendrait plus tôt que tard… À quel point serait-il déçu qu’elle ait échoué à combler ou cacher cette faiblesse ? Arrêterait-il tout à fait de s’occuper d’elle, cette fois-ci ?
Troisièmement, Io Ruh.
Avec le recul, ce problème aurait pu paraitre ridiculement insignifiant à Yue, malgré quoi, il lui paraissait plus grave que jamais. Le sentiment d’échec et d’humiliation qui lui acidifiait la bile ne se dissiperait lorsqu’elle regagnerait ses quartiers. Il lui resterait indéfiniment en travers de la gorge, l’empêcherait de manger, de dormir, de penser !
Une permission de sortie.
Yue fit glisser le feuillet sous ses doigts. Ce document compliquait sa situation. La liberté qu’il lui conférait l’empêchait de refuser l’invitation de dame Ye Sol en toute bonne foi. Aurait-elle à mentir ? À assumer son déclin ?
Le choix qu’elle avait imposé à Io Ruh lui parut subitement bien difficile à faire. Elle s’en voulut d’avoir alourdi ce fardeau d’une punition.
Son ancien tuteur, lui avait souvent répété qu’un mestre ne devait jamais s’abaisser à présenter des excuses à un esclave, que l’exercice de l’autorité parfaite ne s’articulait qu’autour de la sanction et de la récompense. Il avançait aussi qu’un privilège établi ne saurait être qualifié de récompense, de la même façon que le labeur quotidien, même pénible, ne constituait pas une sanction. En ce sens, Yue manquait d’idée et de moyens pour se rattraper.
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