82.1

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Bard s’efforçait de laisser le moins de travail possible à Io Ruh avant de partir pour sa mue. Une fois sa stalle prête, il repassa les draps lavés la vieille, les plia, les rangea, remit des serviettes propres dans la salle de bain de Yue, du papier, de l’encre et des bonbons dans son cartable, de l’encens dans le diffuseur de sa chambre.

À défaut de pouvoir cuisiner un vrai repas, il prépara une collation pour son retour de l’entrainement en prenant soin de ne rien salir, mit la table et lui sortit de quoi se changer pour la nuit ainsi qu’un uniforme pour le lendemain, le tout en essayant de ne pas déconcentrer Io Ruh qui méditait en silence et le regard bas.

Pendant le temps qui lui restait à maintenir sa forme humaine une fois ses corvées expédiées, il espérait venir à bout de quelques chapitres de Portraits des Héros de la Draconnerie, traduit du kelite au xe-en par un érudit anonyme, puis du xe-en au réel par nul autre que Io Ruh. Bard avait commencé à le lire par curiosité pour finir par le trouver passionnant. Il lui arrivait même d’en soumettre spontanément quelques passages à l’appréciation de Yue. Avec un peu de chance, elle serait d’assez bonne humeur pour en entendre un ou deux avant qu’il ne se retirât pour plusieurs jours.

Le temps passa sans avoir l’air au fil des pages. Alangui par un paragraphe lourd de détails insignifiants, Bard consulta l’heure à sa montre. Six heures approchaient, heure officielle à laquelle Yue aurait fini sa journée si elle avait suivi un cursus normal. De fait, il lui arrivait d’être rentrée bien avant comme de ne pas se montrer avant le couvre-feu, suivant ce que le commandant Klalade lui préparait.

En l’occurrence, elle rentra à l’heure pile.

Une Yue visiblement lasse passa la porte. Son odeur aux notes sucrées empli l’appartement, adoucissant celle, plus âcre, de l’encens qui brûlait presque en continu pour chasser les insectes.

— Ton entrainement s’est bien passé ? la salua-t-il.

— Il s’est pas passé du tout, se plaignit-elle en luttant contre un lacet trop serré. Le commandant est partie sans rien m’apprendre, parce qu’elle voulait égorger des civils ou un truc comme ça, je crois.

— Euh… Pardon ?

— Je veux pas en parler.

Ayant vaincu ses chaussures et lavé ses mains, elle vint compléter leur tour de table.

— Je suis retournée à l’étude, à la place, pour avancer sur mes devoirs et écrire des lettres. Pendant que j’y pense, tu veux bien aller les déposer à la loge ? Je voudrais qu’elle parte demain matin.

— Je dois prendre mon temps ? supposa-t-il.

— Oui, s’il te plait.

Réprimant une curiosité qu’il savait déplacée, Bard accepta de se soustraire à la conversation. En plus des lettres à déposer, il prit son livre sous le bras : de quoi s’occuper sur le palier au cas où l’échange s’éterniserait.

Yue attendit que le son des pas de son fabuleux s’évanouît par-delà leur porte, prit quelques secondes pour rassembler les idées qui lui ravageait le crâne de migraine puis, de sa voix la plus calme et assurée, rendit le droit de parole à s servante.

— Ta punition est levée.

Io Ruh garda le regard bas en esquissant une révérence. Les mots jaillirent faible de sa gorge enrouée.

— Je remercie ma mestresse pour son indulgence.

Yue contint un soupir.

— Tu m’as vraiment trouvée indulgente ? douta-t-elle.

— Je crois qu’il est juste de m’avoir punie par l’endroit où j’ai fauté. J’ai parlé sans réfléchir et publiquement déprécié les privilèges qui me sont accordés au quotidien. Ma mestresse a eu raison de me réprimander publiquement et de suspendre mes privilèges pour m’obliger à réfléchir. Ma privation aurait pu être bien plus longue. Voilà pourquoi je la trouve indulgente.

Son explication donnait à la décision de Yue plus de sens qu’elle n’en avait eu. Certes, il s’agissait de l’obliger à prendre du temps pour réfléchir – l’ancien tuteur de Yue l’y avait souvent contrainte d’une façon comparable – mais le reste n’avait été que le fruit d’une impulsion. Yue n’avait pas cherché à humilier son esclave, ni à lui faire prendre la mesure de ses avantages. Elle balaya le sujet d’une monosyllabe équivoque avant de reprendre.

— Aujourd’hui aussi, quelqu’un m’a calomniée. Et son mensonge est en train de m’attirer beaucoup, beaucoup d’ennuis.

Une expression horrifiée figea les traits de l’esclave.

— Qui a bien pu…

— Laisse tomber, c’est pas le sujet. Ce que je veux dire c’est que, à côté de ça, qu’un autre mestre croie que je suis un peu trop sévère avec toi, c’est pas vraiment grave. Ça va pas m’empêcher de devenir draconnier ou beaucoup salir ma réputation. J’ai pas de vraie raison d’être en colère contre toi. Je crois… Je crois que je suis juste… vexée. Je voudrais qu’on soit au moins un peu heureux, tous les trois. Je sais que je suis pas capable de régler tous les problèmes mais je voudrais que vous me laissiez au moins une chance d’essayer de temps en temps. La prochaine fois que tu veux dire non à une invitation sans en avoir l’air, par exemple, tu pourrais juste dire qu’il faut que tu demandes à ta mestresse pour gagner du temps. Puis si tu veux pas y aller, je te trouverais une excuse moi-même !

Yue reprit son souffle pour na pas s’emporter.

— Juste avant que tu prennes ma marque, Bard et moi, on a participé à une Exhibition. Il risquait d’y croiser des cousins à lui et d’anciens amis aussi. Il voulait pas et il m’en a parlé. Alors pour lui éviter le foyer avec tous les nobles et leurs familles, j’ai dit à Mestre Makara que je préférais qu’il ne monte pas. Ça a pas été plus difficile que ça. Pour toi, j’aurais pu dire moi-même que je t’interdisais de sortir. Le baron dit que c’est incorrect de remettre en question l’autorité d’un autre Mestre. Si j’avais dit non, personne m’aurait demandé pourquoi.

Io Ruh parut chercher ses mots sans les trouver. Yue concevait qu’elle pût se sentir confuse et manquer de formule consacrée pour l’exprimer.

— T’es pas obligée de me répondre, mais je me demande… J’ai jamais eu beaucoup d’amis, mais je crois que si je pouvais les revoir, je le ferais. Je sais que Bard voulait pas revoir les gens qu’il connaissait avant parce qu’il avait honte d’être devenu esclave. Mais toi, tu l’as toujours été et tu parlais à une autre esclave, alors… est-ce que tu as honte… de moi ?

L’interrogée leva brusquement les yeux.

— Pourquoi aurais-je honte de ma mestresse ?

— Parce que ta mestresse a que onze ans. Parce que c’est la fille d’un esclave. Parce qu’elle ressemble à une fabuleuse ou…

Parce qu’elle sait à peine lire et écrire, songea Yue sans oser le dire.

— Je n’ai jamais eu honte de vous appartenir, Mestresse. Je n’ai que du respect et de l’admiration pour vous. Vos qualités sont nombreuses et surprenantes. Vos efforts pour les cultiver sont constants. Je suis fière de vous servir.

Avec le temps, Yue avait appris à déceler ce qui, pour son esclave, constituait une marque d’affection. Sa façon de dire vous plutôt qu’elle en lui parlant restait la plus flagrante d’entre elles. Touchée, quoi que peu convaincue, elle se força à croire son démenti.

— Sachez que je me suis appliquée dans l’exercice d’introspection que vous m’avez ordonné. Je l’ai trouvé si difficile que j’ai fini par comprendre ce qui avait motivé mon écart de comportement.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Cela risque d’être long à expliquer.

— Tant pis. Explique-moi.

— À vos ordres.

Une longue hésitation retarda sa confidence.

— Pour résumer, je n’ai tout simplement pas envie de repenser à mon ancienne vie. Mon temps d’apprentissage a été… nécessaire, mais difficile. J’ai trouvé… effrayant… que mon passé puisse revenir me hanter de cette façon, à l’improviste. Lorsqu’il a été question de renouveler, voire de prolonger cette expérience, j’ai perdu mes moyens, surtout quand Ye Sol Qilin a été mentionnée.

— Pourquoi ? Tu la connaissais aussi ?

— Oui, Mestresse. J’ai sans doute eu tort de ne pas vous le préciser ce matin mais il était convenu que je prenne sa marque à l’âge de douze ans.

— Tu veux dire qu’elle aurait été ta mestresse ?

— Plus encore. J’aurais été sa compagne de jeu et d’étude pendant nos jeunes années. Je serais devenue la servante supérieure de sa maison. Je m’y serais probablement mariée à un autre haut employé pour y fonder un foyer. L’usage xe-en veut que lorsqu’une famille noble offre à un de ses enfants un serviteur de son âge, ce soit dans le but de cultiver un lien de confiance solide et durable. Cela crée des familles vassales entières, et dont les membres sont instruits. J’avais votre âge quand je rencontrai dame Ye Sol la première fois. Ses parents lui cherchaient une servante. Moi et d’autres candidates convenables lui avions été présenté. Je n’étais pas la plus brillantes d’entre elles, pourtant, je me démarquai vite comme la préférée de Mademoiselle.

L’ombre d’un sourire passa sur les traits de la jeune femme, qui raviva la blessure dont Yue souffrait à l’égo.

— Sa famille tenait à ce qu’elle prît tout le temps nécessaire pour faire son choix. Cela dura plusieurs lunes. Peu avant mon douzième anniversaire, pourtant, dame Ye Sol m’apprit en confidence que son choix s’était arrêté sur moi, que ses parents venaient d’approuver sa décision. Mon cœur explosait de joie. Une vie dont j’allais pouvoir être fière m’était promise. J’allais rapporter beaucoup d’argent à mon école et à ma famille, vivre à l’abri du besoin…

— Qu’est-ce qui s’est mal passé ?

— Je ne l’ai jamais vraiment su. Le décan suivant, les Qilin devaient revenir conclure leur achat. Je m’étais préparée d’avance pour ne pas faire attendre celle que je considérais déjà comme ma mestresse. Malheureusement, dame Ye Sol ne voulait plus de moi comme esclave à ce moment-là. Mon amie Ma Han eut ce privilège à ma place. Aucune explication ne me fut jamais donnée.

— Mais… c’est pas juste ! s’insurgea Yue.

— Un mestre n’a pas à se justifier, encore moins à un esclave qui n’est pas de sa maison. Ma Han était objectivement meilleure que moi en bien des domaines.

— Et alors ? Ye Sol te préférait depuis le début, non ?

— Je l’ai cru, mais j’ai pu me tromper. Quoi qu’il en soit, ça n’a plus d’importance, aujourd’hui.

— Bien sûr que si, ça en a ! Et ça change tout ! Tu crois pas que si Ma Han et sa mestresse veulent te revoir, c’est pour te donner une explication ?

— Plus de quatre ans se sont écoulés depuis ces événements. Dame Ye Sol m’a probablement oubliée et rien ne changera le passé. J’ai l’honneur de servir une mestresse qui me traite avec gentillesse et grâce à qui je ne manque de rien. Que puis-je vouloir de plus ?

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