82.2
Yue ne voulait pas la contredire, mais ne pouvait s’empêcher de penser que sa servante avait au moins un peu tort.
— Qy’est-ce que tu feras si tu la revois quand même ? Haye-Nan est une grande ville, mais tout le monde va aux mêmes endroits. Toutes les fois que tu iras acheter de l’encre, des livres, de l’encens, du tissu ou n’importe quoi d’un peu cher, tu tomberas sur des gens riches et leurs serviteurs, dont ceux des Qilin.
— Certes, mais que puis-je y faire ? Accepter l’invitation de dame Ye Sol ne fera pas changer cet état de fait.
— Non, mais ce sera comme… sauter pour ne pas tomber.
— Navrée, Mestresse, mais je ne suis pas sûre de comprendre.
— Les chutes contrôlées font moins mal. Idéalement, pas mal du tout. Il faut sauter pour ne pas tomber. Si je te poussais sans prévenir du haut d’une échelle tu trouverais la chute effrayante et tu te ferais probablement mal. Si je te demandais de sauter de l’échelle, ce serait plus facile, et t’aurais moins peur de tomber plus tard. Tu saurais que si tu peux sauter, c’est que le sol est pas si loin.
— Oh. L’analogie parait plus claire ainsi illustrée.
Yue résista à l’envie de demander ce qu’était une analogie. Elle sentait le moment mal choisi pour avoir l’air stupide.
— Selon vous, en prenant le temps de me préparer à des retrouvailles éprouvantes, j’en souffrirais moins que si elles m’étaient imposées subitement, comme cela risque d’arriver malgré moi ?
— Un truc un peu comme ça, oui.
— Que faire si je me blesse au bas de l’échelle en dépit de tout ?
— Mmh… T’auras une vraie excuse pour pas y remonter ? Et je t’emmènerai manger du melon glacé avant de rentrer pour te consoler.
— Vous m’emmènerez ?
— Oui. Si tu y vas, ce sera avec moi. Le commandant Klalade m’a donné une permission de sortie tout à l’heure sans que je demande rien et Mestre Makara dit qu’il faut éviter de dire non à un noble plus riche que soi sans avoir une bonne excuse. Moi, je crois que j’ai plus d’excuse du tout.
Un coup de heurtoir timide coupa court à la réaction de Io Ruh. Toutes deux avisèrent la porte.
— Ce doit être Bard. Faut-il le faire entrer ?
— Oui, le laissons pas dehors. Il va pas pouvoir rester longtemps de toute façon.
La soirée fut tranquille malgré la tension ambiante quelques heures plus tôt. On survola tous les tabous pour ne pas la gâcher.
Bard ne put s’empêcher de remarquer que le nombre desdits tabous croissait vertigineusement depuis peu. Il ne fallait parler, ni du père disparu de Yue, ni de sa mère décédée ou d’aucun membre de sa famille d’Arë’n ; pas non plus de Skal, de la fugue de Bard et Cha, de Feue Madame la baronne ou du fils né d’elle – surtout pas. Il ne fallait pas parler de son carrousel, celui-là qui ne jouait jamais plus sa cantilène pour une raison connue d’elle seule. Il ne fallait pas parler des cauchemars qui la réveillaient parfois brutalement le soir.
Le fabuleux en arrivait souvent à cacher de graves vérités pour préserver un semblant de paix au sein de leur maisonnée, par lâcheté plus que par compassion. Cela remontait au moins au neuvième été de Yue, à la mort d’Emaëra. Plus récemment, il y avait eu sa rencontre avec Célestine… Pas plus tard que ce jour, il s’était bien gardé d’évoquer sa cheville potentiellement abîmée à sa voltigeuse. Quand allait-elle se pencher sur le compte rendu du Professeur Xhoga ? Quelle serait sa réaction ?
— Bard ! Tu m’écoutes ?
— Pardon ?
— J’ai dit que j’allais pas te faire voler pendant ta mue. J’ai déjà pas mal d’avance niveau heures et technique, je vais essayer de travailler mes cours théoriques pendant que tu te reposeras.
— Je vais devoir rester au sol ? craignit-il.
— Non, tu pourras voler tout seul. Je te réserverai une session libre tous les jours si je peux.
— Tu sais qui s’occupera de mes corvées à ma place ?
— Le jour de notre arrivée, Monsieur Qim m’a dit qu’il y avait un établissement qui louait des esclaves pas loin d’ici. Je lui redemanderai l’adresse.
— Si ma mestresse me permet une remarque, intervint Io Ruh, je n’ai pas bonne opinion des serviteurs qui passent de maisons en maisons. Nul ne saurait se soumettre à plusieurs noms, qui sait à qui ces vagabonds domestiques sont loyaux ? Ou seulement s’ils le sont pour quelqu’un ?
— Je comprends que tu sois inquiète, mais j’ai pas le choix. Tu peux pas tout faire seule. Puis, je risque quoi, au pire ? Me faire voler du linge ? Si tu veux, je te laisserai choisir la personne que j’engagerai. C’est le genre de chose que ferait la servante supérieure d’une maison, non ?
Une étincelle s’alluma dans le regard de la jeune esclave, qui rendit un souffle de vie souvent absent à son visage.
— Merci pour le repas, poursuivit Yue en posant sa cuillère. Je vais me débrouiller seule pour le bain.
Elle contourna l’angle de table qui la séparait de son fabuleux et, sans qu’il ne s’y attendît, pressa le bout de ses lèvres contre sa tempe.
— Traine pas, faut que tu sois dans ta stalle avant le couvre-feu.
La stupeur le maintint immobile aussi longtemps que l’empreinte glacée lui resta sur la peau, ce qui laissa à Yue le temps de disparaitre derrière la cloison de sa salle d’eau. Pourquoi se montrait-elle subitement si affectueuse ?
— As-tu entendu notre mestresse ? le pressa Io Ruh qui débarrassait déjà la table.
Il voulut l’aider, ce qu’elle reprouva d’un claquement de langue agacé.
— Va, il se fait déjà tard. Je m’occupe de la vaisselle.
— Si tu insistes. Prends soin de Yue pour moi demain. Et les jours suivants.
— Je n’ai pas besoin que tu me le demandes pour prendre soin de Yue, se vexa-t-elle.
Une seconde fois, Bard n’en crut pas ses sens.
— Tu as appelé notre mestresse par son prénom ? sourit-il un brin railleur.
— Ne dis pas n’importe quoi, je…
Elle rougit subitement, comprenant son erreur.
— Bonne nuit, éluda le fabuleux pour ne pas l’embarrasser davantage. J’espère que ça ira pour vous.
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