83.1
Le lendemain matin, Io Ruh s’était visiblement résolue à accompagner sa mestresse chez les Qilin. En plus du petit déjeuner, du cirage des chaussures et de la réorganisation du sac de cours de Yue, elle s’était donnée la peine de sortir une de ses tenues d’apparat pour la défroisser et de sélectionner plusieurs ensembles à Yue, convenables pour la visite du surlendemain.
— Votre tenue doit mettre en avant tout ce qui vous caractérise socialement, avait-elle expliqué. Votre noblesse, votre tranche d’âge, votre statut marital… le plus compliqué est de faire valoir votre formation militaire. Peu de femmes Li-Hore embrassent ce genre de carrière. Aucune de ma connaissance, à vrai dire. Heureusement, Mestre Makara semble y avoir pensé d’avance, et certains attributs de vos nouveaux vêtements sont tout à fait indiqués.
Non contente de cet excès de zèle, elle s’était aussi donné la peine de rédiger une nouvelle réponse à dame Ye Sol. Trois, plus exactement, de sorte que Yue n’aurait qu’à tamponner sa préférée pour qu’elle pût partir.
— Io Ruh… soupira Yue consternée en s’affalant sur son coussin, il est six heures du matin… est-ce que t’as dormi un peu, au moins ?
— Oui, Mestresse.
— Ça veut dire combien d’heures ?
— Suffisamment, Mestresse.
Yue n’insista pas. Contrairement à son esclave, l’énergie lui manquait. Ensemble, elles s’arrêtèrent sur une lettre, une tenue, puis une parure associée. Yue déjeuna en pointillés entre chaque étape de ce processus, puis s’habilla pour la journée. Io Ruh n’intervint que pour lui attacher proprement les cheveux, une tâche d’apparence simple mais dont son esclave avait l’avantage de savoir s’acquitter en moins d’une minute.
— Au passage… Il y a longtemps, tu m’as dit que t’avais jamais vraiment connu tes parents, alors de qui tu parlais quand tu disais vouloir rapporter de l’argent à ta famille, hier ?
La brosse de Io Ruh s’arrêta une à mi longueur de la chevelure blanche, puis repartit, butant légèrement sur un nœud avant de glisser jusqu’aux pointes.
— Je parlais bel et bien de mes parents biologiques. Une part importante du prix auquel Mestre Makara m’a achetée pour vous leur a été reversée.
— Pourquoi à eux ?
— Parce que les termes de ma vente initiale l’exigeaient. Ils m’auraient probablement élevée eux-mêmes, autrement. Un nourrisson ne se vend pas toujours pour bien cher.
— Tu voudrais apprendre à les connaître, un jour ? Ou c’est comme avec Ma Han et tu veux pas trop y penser ?
— La question ne se pose pas. Cela ne doit pas arriver.
— Pourquoi ?
— Pour l’honneur. Un parent qui vend son enfant vend le droit de le chérir et d’en être adoré. Si l’enfant revient lui présenter ses respects filiaux, c’est comme s’il lui glissait de l’or volé dans la poche. Or, un voleur n’a pas d’honneur. Ce sont des principes difficiles à traduire en réel… Si la mestresse veut bien se voir, je pense avoir terminé.
Yue saisit le miroir à main que son esclave lui présentait, s’observa pour la forme sans rien trouver à redire sur son apparence, puis rendit l’objet en approuvant du geste.
— Je crois que j’ai un peu compris quand même. Merci de m’avoir expliqué.
Prête à partir, elle suspendit sa bandoulière à son épaule.
— La mestresse n’est-elle pas trop en avance pour son premier cours de la journée en partant maintenant ? s’inquiéta Io Ruh.
— Oh, pas vraiment. Je vais voir Bard avant et demander à mon instructeur de vol à quelle heure il pourra sortir de sa stalle. Je serais tout juste à l’heure en classe et c’est tant mieux. Il y a un idiot que je suis pressée de revoir.
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Loug se réveillait la boule au ventre, conscient d’avoir mal joué ses cartes. Le lieutenant Regò l’avait tiré d’affaire la veille, certes, mais ses chances de se rapprocher de Yue Sans-nom-de-famille avait été réduites à néant. Or, Loug ne disposait toujours d’aucune monture régulière et tombait résolument à court d’idée pour s’en procurer une.
Le personnel de la volière ignorait ses suppliques, aucun de ses supérieurs ne s’intéressait réellement à son parcours, ses camarades se souciaient peu de lui venir en aide… Devenir un héros aurait été plus facile si le monde avait cru en lui autant qu’il croyait en lui-même.
Il se leva d’un bond, fit son lit au carré, se lava la figure et les mains dans l’eau de propreté douteuse mise à disposition de sa chambrée, puis enfila le moins froissé de ses uniformes à temps pour passer l’inspection matinale du sous-lieutenant Buhn : un petit homme replet et à la rigueur professionnelle toute relative qui, pour ne pas arriver trop tard au réfectoire, glissait volontiers sur les infractions les moins flagrantes au règlement.
Ce matin-là, un bol de gruau de riz aux algues les attendait, dont l’aspect aurait coupé l’appétit à Loug encore deux lunes plus tôt. Il ne s’adaptait que lentement à la cuisine Li-hore. Au moins n’avait-il pas eu à se lever une heure plus tôt pour jouer les commis, sa corvée de fourneau ne serait de dans six jours.
Le ciel s’était couvert entre l’aube et le petit jour. Un vent tiède se levait. L’air sentait la pluie, que tous attendaient avec hâte.
Pour la première fois depuis longtemps, Loug trouva l’intérieur de leur salle de classe plus chaud que l’extérieur. Entré le premier, il prit la liberté d’ouvrir les fenêtres avant de prendre sa place habituelle.
Sans s’en rendre compte, il se mit à fixer la porte. Les aspirants la passèrent par poignées, qu’il détailla tour à tour avant que son propre comportement ne l’interpellât. Il dut se rendre à l’évidence qu’il la cherchait elle ; Pas Ethalix Follet, la Combasque qu’il se lassait pourtant rarement d’observer, ni Ha Nei Oqehn, cette héritière de chef de guerre dont la stature intimidait un peu Loug, mais bien Yue Sans-nom-de-famille, tout en se demandant pourquoi.
Elle n’entra qu’à la minute qui séparait l’heure exacte du retard, suivie de près par leur professeur de sciences naturelles. La voir fit courir un frisson étrange de la nuque aux orteils de Loug, dont l’intensité centupla lorsqu’il croisa son regard vairon : un regard insolemment neutre. Elle ne lui accorda qu’une demi-seconde d’attention avant de gagner sa place. Aussi ouvertement que la veille, cette petite poupée déguisée en soldat l’ignorait.
Ne lui avait-il pas fait un tort immense moins de vingt-quatre heures plus tôt ? Infligé une humiliation sans précédent ? Ne craignait-elle pas qu’il ait répandu comme sable au vent la rumeur de son illettrisme ou qu’il s’y préparât ? Se rappelait-elle seulement son nom ?
Une bouffée d’indignation lui enfla subitement les côtes. Il se convainquit qu’il aurait été disposé à présenter quelque excuse à Yue Sans-nom-de-famille si celle-ci avait seulement daigné lui laisser voir son affliction. Manifestement, à l’image des employés de la volière, de son référent et de tous les aspirants de la draconnerie, elle persistait à le prendre de haut.
Un jour prochain, se jura-t-il, tous auraient à le regretter.
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