83.2
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Rëvika regrettait son laisser-aller de la veille. Non contente d’avoir négligé ses obligations, elle avait largement abusé de la boisson pendant sa sortie. Résultat, une gueule de bois sans précédent lui ravageait le crâne, malgré laquelle il lui fallait préparer l’entrainement quotidien de Yue.
L’heure approchait et, tout en ouvrant les volets de leur salle, le commandant hésitait encore entre maintenir son programme de la veille et opter pour une série d’exercice qui lui permettrait de ménager ses efforts de démonstration.
— T’as connu des jours plus glorieux, Klalade… Tu pourrais au moins faire semblant de faire un effort.
— Vous parlez toute seule ?
Rëvika fit volte-face. Son élève la dévisageait de ses grands yeux dépareillés, visiblement confuse.
— Tu es entrée quand, toi ?
— Il y a une seconde.
— Qu’est-ce que tu fais là si tôt ? Tu voulais me parler de quelque chose ?
— Mmh.
— Dis-moi.
— Je voulais savoir si je pouvais m’entrainer un peu moins après-demain, pour pouvoir sortir avant que le soleil se couche. Je peux travailler plus longtemps aujourd’hui et demain pour me rattraper.
— Aucun problème. Mais pourquoi après-demain en particulier ?
— J’ai été invitée par une dame. Et je dois aussi visiter une maison de placement pour louer un domestique.
Le commandant se fit expliquer la situation plus en détails. Sa position l’obligeait à se montrer prévenante malgré le silence que lui opposait souvent Yue face aux difficultés qu’elle rencontrait. Par chance, la petite fut moins avare de mots qu’à l’accoutumée, ce qui conforta Rëvika dans l’idée que rien d’absolument grave ne se profilait.
— Est-ce que ta servante va s’en sortir deux jours, toute seule ? Vous ne pouviez pas attendre qu’un remplaçant soit prêt avant de mettre ton fabuleux à l’arrêt ? Xhoga est conciliant, il aurait compris.
— Mestre Makra dit qu’il ne faut pas abuser de la patience d’un supérieur.
— Je sais que tu ne jures que par la sainte parole de ton mécène mais, est-ce que tu as remarqué qu’il n’était pas là ? S’il connaissait la situation en détail, il serait d’accord avec moi.
Yue se renfrogna.
— Vous le connaissez pas. Vous pouvez pas savoir mieux que moi ce qu’il pourrait dire.
— Tu as raison, concéda le commandant par stratégie d’esquive. Oublie ce que j’ai dit, d’accord ? Va te changer, qu’on s’y mette.
La petite expira sa frustration. Son visage ne se défroissa que d’une ride et elle resta clouée sur place.
— Ça ne va pas ?
— J’avais une autre question. Par rapport à hier.
— Je suppose qu’il fallait qu’on on parle tôt ou tard. Vas-y, je t’écoute.
— Vous pensez vraiment que je peux pas m’entraîner correctement avec les autres ? Qu’ils font des exercices trop durs pour moi ? En quoi ce je fais avec vous est tellement différent de ce que je ferais avec eux ?
— Commence par ne pas tout mélanger, tu veux ? D’abord, tout n’est pas trop durs pour toi, certaines choses sont même trop faciles. Le fait est que pour avancer, il faut mettre un pied devant l’autre. Ensuite, la différence entre ma méthode d’enseignement et celle des autres, c’est que je m’adapte à toi plutôt que l’inverse. Pour d’autres, ce sont aux aspirants de s’adapter ; ce que je trouve stupide dans le contexte de l’enseignement, mais ce n’est pas moi qui fais les règles.
— Et ça veut dire quoi, que vous vous adaptez ?
— Ça veut dire que je respecte ton besoin de comprendre ce que nous faisons en prenant le temps de t’expliquer pourquoi je t’apprends ce que je t’apprends et que je respecte tes limites. On s’arrête quand tu es fatiguée, on change d’exercice quand tu t’ennuies… je n’essaie pas d’effacer tout ce que tu as déjà appris, mais de composer avec.
Yue ne paraissant pas comprendre, Rëvika développa :
— Par exemple, tu es beaucoup plus agile et souple que la plupart des draconniers, alors je fais en sorte de t’enseigner des façons de la mettre à profit. Tu dois avoir trop l’habitude de l’enseignement particulier pour te rendre compte de ce que ça représente, mais je t’assure que ça change beaucoup. Mon but n’est pas de te faire tendre vers une moyenne en tout, mais de t’améliorer en tout, quitte à ce que tu sois passable en une discipline pour être excellente ailleurs. Ça te paraît à peu près clair ?
— Je crois que oui. Mais je vais quand même devoir m’entrainer avec les autres bientôt.
— Ce sera temporaire. Je te le promets.
— Je voudrais quand même voir, avant.
— Voir quoi ?
— Ce qui m’attend. Je voudrais voir comment s’entrainent les autres.
— Aujourd’hui ?
— Bah… quand vous voudrez bien.
Rëvika n’en crut pas sa chance. Se pouvait-il qu’une session pénible sur fond de migraine et de gueule de bois se transformât en simple exercice d’observation si facilement ? Le commandant s’efforça de ne pas accepter trop vite.
— Bon. Je suppose que si ça peut te rassurer, ce n’est pas du temps perdu. Si nous y allons, il faudra se faire discrètes. Entendu ?
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Yue ne s’était pas attendue à ce que l’entrainement des grands revêtît un aspect si chorégraphique. Alignés les uns à équidistance des autres, tous ne faisaient que répéter des séries de mouvements qui, dans la vitesse, paraissaient une danse. Ces séries, Yue les connaissait. Rëvika les lui avait apprises graduellement, sans toutefois les lui faire répéter en boucle. L’aspirante dut admettre qu’une telle perspective l’ennuyait d’avance. La difficulté ne s’annonçait pas insurmontable pour autant.
Un des nombreux instructeurs qui se relayaient pour superviser l’exercice quotidien circulait parmi les aspirants, validant la posture d’untel ou corrigeant celle d’un autre à la manière d’un maître de ballet. Entre chaque enchainement, il s’éloignait du groupe pour le considérer dans son ensemble, à l’affut de qui ne tiendrait pas la position jusqu’à nouvel ordre.
— Commandant Klalade ? Est-ce qu’ils ne font que ça toute la journée ?
— Possible. J’ai connu plus absurde.
— Pourquoi absurde ?
— Parce qu’aiguiser indéfiniment un couteau dont on sait à peine se servir finit par en abimer la lame.
Yue prit le temps de méditer sur ces mots, assez pour se faire une assez bonne idée du sens que Rëvika leur donnait.
Le cours prit bientôt une nouvelle direction. Sur ordre de l’officier, les aspirants rompirent les rangs pour converger vers les râteliers qui bordaient le terrain.
— Et là, qu’est-ce qu’ils font ?
— Avec un peu de chance, un exercice intéressant, bailla le commandant.
— Je voudrais voir de plus près.
— Nous étions d’accord pour nous faire discrètes, tu as déjà oublié ?
— Non… je dis seulement que je peux être discrète de plus près.
Rëvika sourit, aussi amusée qu’incrédule.
— À tes risques et périls, petite maligne.
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