83.4

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Les efforts de dissuasion de Rëvika furent vains. Au reste, elle en fit peu. Partiale en dépit de tout, elle s’immisça dans le choix de l’épreuve de sorte à avantager son élève : un exercice standard d’attaque et défense que Yue maîtrisait singulièrement bien.

L’affrontement pourrait durer jusque trois minutes. La victoire revenait à l’attaquant s’il parvenait à toucher un point vital de l’adversaire, au défenseur s’il se débrouillait pour esquiver tout du long ou à s’emparer de l’arme brandie contre lui. Ladite arme serait une dague de charbon : sa lame, quoiqu’inoffensive, témoignait de chaque coup porté par une trace sombre. Opportunément, Rëvika en transportait une à sa ceinture, oubli d’une séance précédente.

— Je me défendrai, décida Loug. Je ne tiens pas à ce que le commandant m’arrache les ongles si je te fais mal.

Sa décontraction apparente ne trompait personne. Toutefois, Yue ignora superbement la provocation, rendant la situation presque comique. Le plus distrayant restait à venir.

Rëvika attendit qu’ils fussent placés pour prendre un repère à sa montre et donner le départ. Loug tenait sa garde, solide sur ses appuis ; le travail de posture tout juste achevé s’en ressentait. Yue restait droite, l’air de ne s’attendre à rien et de ne rien préparer non plus. Plus de trente secondes s’écoulèrent ainsi en pure perte, avantageant plus ou moins la défense ; car si Loug se rapprochait passivement de la victoire, il s’enfonçait graduellement dans une confusion visible.

— Si tu avais l’intention de me laisser gagner, ce n’était pas la peine d’accepter le défi.

Ses muscles se raidissaient, l’obligeant à se déplacer pour ne pas tétaniser. Yue l’observait, toujours passive, laissant courir près d’une minute supplémentaire.

— Je ne vais pas te faire mal ! râla Loug. Tu pourrais au moins faire semblant d’essayer !

Son adversaire parut contempler l’idée. Un ultime quart de minute s’écoula avant qu’elle ne se mît en mouvement. Ce ne fut ni soudain ni rapide. Elle avança comme sur un sentier de promenade jusqu’à réduire à un pas la distance qui les séparait. Loug ne pensa pas à recomposer sa garde lorsque Yue leva vers lui l’arme factice tant son geste fut anodin. Elle la lui présentait par le manche, comme pour passer un couteau de cuisine.

— Tu abandonnes ?

Loug ne semblait pas vouloir se résigner au fait qu’elle ne comptait pas lui adresser la parole. À moins d’une minute de la fin du duel, il fallait pourtant donner un sens au dénouement qui se profilait.

Il leva une main prudente vers la dague noire, prêt à s’en emparer. Subitement, Yue la lâcha. Loug eut à peine le temps d’essayer de rattraper l’arme au vol qu’il en sentit la lame de charbon s’écraser contre son abdomen, si violemment qu’il en recula pour finir par en tomber.

Au creux de la main gauche de Yue, la dague n’était plus qu’un manche. Les morceaux de la lame écrasée gisaient au sol.

Le vaincu avisa la tâche de suie qui maculait son uniforme, aussi horrifié que s’il avait eu les entrailles à l’air.

Yue laissa tomber son arme – vraiment, cette fois – pour s’épousseter les mains. La suie lui noircissait les paumes et cela paraissait la préoccuper davantage que tout ce qui venait de se passer.

— Vous vous êtes bien amusé ? C’est bon ?

Le commandant tendit un mouchoir à son élève ainsi qu’une main à Loug. Galvanisé de fierté, il se leva sans la saisir.

— Considérons qu’il y a égalité, ajouta Rëvika.

— Pardon ? se récria Yue.

Loug n’était pas moins surpris qu’elle.

— Tu as mal entendu ?

— J’espère ! Pourquoi il y aurait égalité ? J’ai clairement gagné !

— Ton commandant dit le contraire, il va falloir que tu lui obéisses. À une prochaine fois, Psàr.



L’entrainement de Yue tira sur les heures jusque tard dans la soirée pour rattraper le retard qu’il accusait. Il consista en une longue et pénible suite d’exercices de respiration et d’endurance. À force d’osciller entre apnée et reprise de son souffle, l’aspirante dut renoncer à toute prise de parole inutile, ce qui ne lui fit pas perdre de vue la question qui lui trottait dans la tête.

— Pourquoi une égalité ? s’insurgea-t-elle sitôt que Rëvika lui rendit sa liberté.

— Tu n’es toujours pas passée à autre chose ?

— Bien sûr que non ! J’avais gagné !

— Gagné quoi ? Un ennemi ? Tu penses vraiment qu’humilier ce garçon va t’obtenir la paix ?

— Je pense que j’avais gagné.

— Tu as besoin de me l’entendre dire ? Je vais le dire : Yue, tu avais gagné. Facilement, par-dessus le marché. En fait, tu gagneras toujours contres ceux qui te sous-estiment autant que Loug l’a fait, mais agiter ta supériorité sous le nez de tout le monde finira par te nuire. Tu as prouvé ce que tu avais à prouver. Laisser ton adversaire garder un peu de fierté ne fait pas de toi une personne moins compétente.

— Je suis la seule à pouvoir décider ce que j’ai à prouver.

— Ce que tu peux être arrogante !

— Et alors ? C’est beaucoup plus facile d’être arrogante et de pas avoir d’amis que de passer pour une idiote qui ne sait pas se défendre !

Rëvika croisa les bras, changea tout à fait d’expression.

— Tu as souvent entendu ce reproche ? Quelqu’un t’a…

Le changement de ton du commandant surprit Yue au point de la laisser interdite : il ressemblait à celui du baron lorsqu’il posait une question qui n’en était pas une.

— Tu n’es ni faible ni idiote. Si tu l’as été un jour, ce jour est révolu. La personne que j’ai en face de moi est… exceptionnelle. Agaçante, mais exceptionnelle. Ceux qui disent ou pensent le contraire finiront par le voir aussi.

Yue croisa les bras à son tour.

— Vous croyez à ce que vous dites ? Parce que moi, non.

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