84.1
L’uniforme de Loug s’avéra impossible à nettoyer correctement. Il eut beau passer la nuit en tête à tête avec sa lessive, rien n’y fit. Sa défaite ne se laissait pas laver.
Loin de lui rendre son éclat d’origine, ses efforts acharnés abîmèrent le tissu au point d’y laisser un accro qu’il fallut recoudre le lendemain matin ; travail au cours duquel Loug se piqua férocement le doigt. Le sang se mêla à la suie incrustée à la fibre textile. C’en fut trop. Loug renonça à sauver sa chemise.
Il fit l’impasse sur le petit déjeuner pour aller en chercher une nouvelle. Lors, une énième complication survint. Le formulaire à remplir pour obtenir un remplacement de matériel appelait la signature d’un officier pouvant attester du bien-fondé de la demande. Sans cette signature, l’aspirant n’avait d’autre choix que de payer ce dont il avait besoin.
Loug n’avait jamais vraiment eu d’argent à lui. Ses parents avaient su subvenir à ses besoins de leur vivant, mais sans rien lui laisser à leur mort. Il avait bien essayé de mettre quelques piécettes de côté ici et là ; ses économies finissaient toujours volées par qui les trouvaient à l’orphelinat, ou dilapidées par lui, peureux de les perdre.
Toute la matinée, il hésita entre se contenter des deux uniformes qui lui restaient ou s’en remettre à son référent pour en obtenir un nouveau au risque d’essuyer une semonce.
Le bon côté des choses, s’il en était un, se résumait à ce qu’il avait appris de son erreur : Yue Sans-nom-de-famille n’avait rien d’une poupée déguisée en soldat, tout d’un assassin déguisé en petite fille. Il ne devait plus jamais la prendre pour une proie facile, d’autant que ce coup de tête l’avait détourné de son objectif initial : Rëvika Klalade. Il s’agissait de savoir s’il se l’était définitivement mise à dos ou s’il pouvait au moins la compter parmi les officiers qui ne le méprisaient pas – une liste utile.
Le commandant lui avait paru magnanime en dépit de son franc-parler incisif et définitivement plus professionnelle que ce que son propre référent. Il enviait presque Yue de l’avoir dans son camp : presque, car en dépit de tout, le lieutenant Regò avait su le protéger de son erreur de l’avant-veille.
Au-delà de son problème d’uniforme et de fierté mise à mal, Loug n’oubliait pas qu’avant tout et à l’origine de tout, il lui manquait une monture. Le total de ses heures de vol stagnait tandis que le temps filait. S’il ne rectifiait pas vite le tir, il risquait d’être redirigé de force vers le cursus auxiliaire, voire l’infanterie.
Plutôt crever.
Son estomac cria famine à la mi-journée, l’obligeant à renoncer à tout excès de zèle vis-à-vis de sa corvée d’archivage. Il l’expédia en une heure pour se précipiter au mess. Avaler sa ration ne fut l’affaire que d’un quart d’heure. Il employa le reste de sa pause à rédiger une énième supplique à l’adresse de la volière.
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Io Ruh attendait le retour de sa mestresse avec impatience, pressée d’entendre une autre voix que celle de ses pensées ; pressée aussi de pouvoir conclure une longue journée de travail ; pressée peut-être de se réveiller le lendemain et de se rendre chez les Qilin pour en finir avec l’angoisse qui sourdait en elle depuis trois jours, voire depuis quatre ans.
L’heure du couvre-feu approchait. Supposant que Yue serait fatiguée et pressée de se délasser, Io Ruh remplit une vasque d’eau, sorti une paire de serviettes propres et disposa le tout sur le meuble de l’entrée, prêts à l’usage. Au même moment, la serrure cliqueta.
Yue tenait déjà ses chaussures à la main en entrant. Io Ruh l’en débarrassa tout en s’inclinant pour la saluer.
— La mestresse semble avoir été trempée. Y a-t-il eu une averse ?
— Non, juste le commandant Klalade qui a essayé de me noyer.
— Oh. Je suis navrée que le commandant se montre si cruelle.
— Pas pour de vrai, soupira Yue en s’essorant les cheveux dans une serviette. J’ai fait des exercices sous l’eau, c’est tout.
— Sous l’eau, en uniforme ?
— Si je tombe du dos de mon dragon au-dessus de la mer, un jour, j’aurais pas le temps d’enfiler un maillot de bain.
— Veuillez pardonner ma naïveté. J’ai beau essayer de m’instruire dans les livres, beaucoup des réalités de votre métier m’échappent encore.
— Oublie. Ç’a été, aujourd’hui ? T’es pas trop fatiguée ?
— Je n’oserai pas me plaindre de quelques corvées quand la mestresse fait tant d’efforts.
— T’es forte pour esquiver les questions. Faudra que tu m’apprennes, un jour.
La mestresse tira son coussin de sous la table pour s’y affaler. Son esclave prit également sa place habituelle et toute deux considérèrent le vide laissé par Bard.
— Il va bien, assura Yue. Sa mue a déjà beaucoup progressé depuis hier. Par contre, il dort comme une pierre. C’est à peine s’il a voulu sortir voler aujourd’hui.
— Pensez-vous qu’il faille s’en inquiéter ?
— Non. Les dragons son souvent un peu nerveux pendant leur mue. Leur mobilité diminue, leur peau est plus sensible alors ils se sentent vulnérables. S’ils s’attachent à un endroit, c’est qu’ils s’y sentent en sécurité.
— La mestresse me rassure. Puis-je servir ?
— Mmh.
Yue loucha avec morgue sur son bol à mesure que la soupe l’emplissait, trahissant le conflit perpétuel qui opposait son aversion pour les légumes et son besoin de manger.
En saisissant sa cuillère, elle remarqua une enveloppe posée près de son couvert.
— Qu’est-ce que c’est ?
Un jeu de lumière subtile révéla le sceau de l’ordre, pressé en relief dans le papier épais. Yue retint son souffle en faisant glisser le pli hors de sa poche. Ses yeux glissèrent, étourdis, sur les cursives, sans déchiffrer le moindre mot.
— Approche la lampe, s’il te plait.
Io Ruh s’exécuta. La fillette mit ce temps à profit pour se recomposer et reprendre calmement sa lecture.
Une lettre, une syllabe, un mot…
Patiemment, elle arracha un peu de sens à chaque phrase. Les cinq paragraphes qui composaient le texte la laissèrent migraineuse.
— Ma mestresse a-t-elle appris une mauvaise nouvelle ?
— T’inquiète pas pour moi. Concentre-toi sur demain, ta journée va être beaucoup plus difficile que la mienne.
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