84.2
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L’orage qui menaçait d’éclater depuis deux jours ne se décida qu’à l’heure où l’attelage envoyé par les Qilin fit halte devant la draconnerie.
— La petite demoiselle a un parapluie ? s’inquiéta le gardien qui tenait la porte ouverte. J’en ai à la loge, si jamais.
— Merci, Monsieur Qim, mais ça ira. Si l’eau pouvait me faire du mal, je serais morte hier.
Insouciante, elle traversa la rue pour gagner la voiture, suivie de près par sa servante qui, moins sereine, relevait les pans de la robe supérieur de sa mestresse pour ne pas la laisser mouiller. Heureusement, l’habitacle s’avéra étanche et confortable.
Yue appréciait les véhicules de bonne facture. Le baron lui avait appris qu’une maison respectable soignait ses attelages autant que ses salons, surtout au moment de les présenter à un invité. Cela confortait Yue dans l’idée que Ye Sol Qilin leur réservait un accueil chaleureux.
Une légion de serviteurs les attendait aux portes de leur destination. Tous s’empressèrent d’organiser leur descente. L’un déroula un long tapis de fibres tressées jusqu’à leurs pieds pour leur éviter de glisser sur la chaussée, quatre autres déplièrent un immense parapluie au-dessus d’elles, assez grand pour abriter dix hommes. Ironiquement, les porteurs de la structure ne pouvaient qu’être trempés. Malgré le vent qui leur compliquait la tâche, ils tinrent bon de l’entrée principale et de portique en portique jusqu’au seuil de la résidence.
Contrairement aux bâtiments austères de la draconnerie, ceux qui composaient le manoir Qilin n’était qu’art et opulence. Piliers mauves aux chapiteaux ouvragés, frises de toiture dorée sur de tuiles noires, bois riches clairs et sombres, larges baies coulissantes, estampes entre les treillis…
À mesure que les quartiers de dame Ye Sol approchaient, de splendides fleurs poussaient dans les vases peints et de hauts arbustes finement taillés envahissaient l’espace de leurs branches. La senteur herbacée que produisait la rencontre de ces essences rappelait celle des bouquets aromatiques envoyés par leur hôte.
La chambre évoqua à Yue un jardin d’intérieur au milieu duquel un lit à baldaquin serait venu se perdre. Les plantes foisonnaient au sol, sur étagères et le long des fenêtres. Il en tombait aussi de pots suspendus au plafond. Leurs fleurs poussaient jusque dans les longs cheveux noirs de dame Ye Sol.
La cadette des Qilin avait le visage long et les yeux grands et de fines lèvres façonnées en perpétuel sourire qui lui donnait l’air gentil et calme. Sa mise était simple : coupe décontractée, couleurs unies, finitions discrètes, une bague en jade vert et une épingle en forme d’orchidée pour tout bijoux.
À l’inverse, sa servante aurait facilement fait figure de mestresse avec sa surrobe à manches ample, ses boucles d’oreille si longues qu’elles lui touchait les épaules, ses bague de phalange, ses ongles peint… Si elle ne s’était pas tenue exactement comme Io Ruh, droite, les mains jointes et les yeux baissés, Yue aurait eu du mal à l’identifier.
Io Ruh ne portait jamais d’autres bijoux que sa marque, surtout pas au niveau de ses mains. Ses vêtements se voulaient sobre, résistants et pratique avant d’être élégants, ce qui ne les empêchaient pas d’être seyants. Mais n’aurait-elle pas voulu avoir quelques belles choses superflues à ajouter à sa tenue, en ce jour ? Comparée à Ye Sol Qilin, Yue traitait peut-être bien sa servante avec trop de sévérité.
Au lieu de saluer son hôte à la façon d’une enfant s’adressant une adulte ou une noble à son égale, Yue décida de faire valoir son statut militaire contre celui de civil. Les yeux déjà immenses de Ye Sol s’arrondirent en la voyant superposer ses poings fermés et les avancer en inclinant légèrement la tête, geste de l’épéiste qui présente son épée au seigneur qu’il jure de défendre, et le monarque au peuple qu’il s’engage à protéger. La cadette des Qilin salua d’une révérence droite, les doigts de la main droite posés sur le menton en signe de gratitude.
— Je vous dois des excuses. Je n’imaginais pas que vous puissiez appartenir à un corps d’armée, j’ai peur d’avoir organisé une rencontre inappropriée. Je n’ai que du thé et des pâtisseries sucrées à vous offrir. Si vous me faites l’honneur de revenir dans ma maison dans le futur, je promets de servir des aliments plus sains.
Ye Sol s’était spontanément adressée à elle en xe-en. Yue ne le parlait qu’avec sa servante et doutais un peu de son accent mais s’avisa qu’il serait mal venu de lui parler réel.
— Je suis obligée de manger sain tous les jours, alors je suis contente de changer, aujourd’hui. Ne vous excusez pas.
Le soulagement accentua le sourire naturel de Ye Sol.
— Vous voudrez bien prendre place, dans ce cas.
Une grande table les attendait, aussi joliment dressée qu’un bouquet de fleur.
— J’ai pensé que nous pourrions rester entre nous pour laisser aux anciennes amies leur intimité. Leurs couverts sont mis dans la chambre voisine. Nous les déplacerons si vous tenez à ce que votre esclave reste à vos côtés.
— Inutile. Votre idée est bonne.
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Un sentiment de déception profonde s’était substitué à l’angoisse de Io Ruh. Elle ne s’était pas attendue à ce que Ye Sol Qilin lui saute dans les bras, certes, mais de là à l’ignorer purement et simplement ?
— Quelle tête tu fais, mais pauvre petite Ruruh. Je vais finir par croire que tu n’es pas heureuse de me revoir.
Ma Han s’affala sur un divan et désigna la place près d’elle.
— Détends-toi. Ici, les murs sont épais et les sièges sont moelleux. Tu aimes toujours le gâteau au miel ? J’ai demandé aux cuisiniers d’en faire spécialement pour toi !
Ce ton enjoué, presque railleur, aiguillonnait la mémoire de Io Ruh bien plus que le visage de son amie d’enfance. Combien de fois ce babil avait-il tenu leur dortoir éveillé toute la nuit ? Et à quel prix ?
— Non, vraiment, tu n’as pas bonne mine… persista Ma Han. Viens t’assoir, prend un peu de thé. Dame Ye Sol l’a préparé elle-même. Ensuite, tu me raconteras tes petits malheurs.
Io Ruh reçu la tasse des deux mains et prit sa place, mais ne but que bout des lèvres.
— Ça me perturbe toujours autant, tes cheveux courts.
Elle les lui toucha comme elle l’avait fait chez dame Ni He. Cette fois, Io Ruh tourna la tête pour se dérober.
— Je les aime ainsi. Ils sont plus faciles à coiffer et ils ne s’accrochent pas à ma marque.
Ma Han pencha la tête.
— Au moins, tu es à peu près habillée correctement, aujourd’hui. Tu ne dois pas t’amuser tous les jours, dans une maison aussi stricte. J’espère que ta mestresse ne te maltraite pas trop.
— Quoi que j’aie pu dire avant, ma mestresse me témoigne toujours beaucoup de gentillesse, s’empressa de clarifier Io Ruh. Je n’aurais aucun reproche à lui faire sans mauvaise foi. Si elle peut paraitre intimidante, elle n’en est pas moins généreuse et attentionnée.
— Ne te sens pas obligée de lui faire des louanges, rit Ma Han. Je te l’ai dit, les murs sont épais. Personne ne nous entend. Tu ne seras pas réprimandée si tu dis du mal d’elle.
— Je n’ai pas peur d’être réprimandée. Ma mestresse est vraiment telle que je te la décris.
— Oui, si tu insistes… J’imagine qu’elle est toujours meilleure qu’un vieux veuf dégoutant. Tu te souviens, Me Tok, le boucher qui livrait de la viande à l’école tous les décans ? Il racontait partout qu’il économisait pour s’acheter l’une de nous et en faire sa concubine. Les grandes inventaient des histoires horribles à son sujet pour nous terrifier, comme si l’idée de lui appartenir ne faisait pas déjà assez peur ! J’ai entendu dire qu’il avait fini par réunir assez pour s’offrir quelqu’un l’année dernière : une des plus âgée qui tardait à être achetée. Heureusement que j’ai pris la marque de ma dame à un jeune âge.
Io Ruh força un sourire qui lui acidifia les muscles du visage.
— Heureusement, oui.
Ma Han entretint presque seule toute la conversation, posant toutes les questions et la moitié des réponses. Io Ruh ne se détendit jamais tout à fait.
Son ancienne camarade semblait très au fait de tout ce qui composait la vie mondaine à Haye-Nan. Chaque grand nom lui évoquait une petite histoire, souvent scabreuse. Ses commérages n’épargnaient pas sa propre maison. Elle évoqua sans gêne les dettes de jeu, les excès de boisson, les tromperies et autres discordes que ses mestres cumulaient.
Les noms d’autres filles de leur institution lui revenaient aussi beaucoup à la bouche. Ma Han avait repris contact avec toutes celles qui servaient à la capitale et se plaisait à commenter leurs situations respectives, soit avec envie, soit avec condescendance. Io Ruh comprit vite que renouer des liens ne l'intéressait pas tant que de collectionner de nouveaux ragots.
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