85.1
La seconde moitié du décan draina Rëvika de ses forces. Superviser l’intégration de son élève au groupe principal lui faisait l’effet d’une dizaine de gueule de bois.
Tous les officiers de la caserne devaient s’être passé le mot pour lui rendre la tâche difficile, voire impossible, changeant les programmes à l’improviste, ignorant ses questions, méprisaient ouvertement ses recommandations du commandant lorsque Yue rencontrait une difficulté quelconque ; lui proposer des exercices d’escrime plus facile ou des parcours d’obstacle plus complexes, la laisser choisir sa posture pour les exercices de tir tant qu’elle atteignait sa cible, lui présenter des alternatives en général… tout était trop demander.
Yue parvenait à prendre sur elle, ce que Rëvika trouvait suspect, voire blessant. Contrairement au commandant Klalade, aucun officier n’eut droit aux soupirs, aux caprices, aux remises en question, aux griefs et autres accès d’humeurs dont la petite avait le secret. En contrepartie, l’ennui et la rogne consumaient la moitié de sa force. L’endurance lui manquait chaque jour un peu plus. Le commandant, qui avait espéré la faire travailler un peu tous les soirs pour la rééquilibrer, dut vite se résoudre à la laisser rentrer dormir à la place.
Le pire des incidents avait été celui de la lance.
Au gré d’un de ces exercices de posture rébarbatifs dont Rëvika ne pensait que du mal, la hampe de Yue lui avait échappé des mains. L’officier en poste avait eu la bien mauvaise idée de lui en faire le reproche en des termes dégradant. Rëvika s’était interposée, d’abord gentiment :
— Si vous lui donniez une arme adaptée à la taille de ses mains, elle ne la ferait pas tomber. Ne la blâmez pas pour votre incompétence.
Oui. Gentiment.
Une dispute stérile et quelques heures plus tard, Rëvika avait reçu un avertissement formel du chef d’établissement pour manquement à l’ordre, partialité et tentative d’intimidation : de quoi joliment alourdir son dossier de probation.
L’ironie de la situation l’avait fait rire aux larmes, le soir venu. Puis lorsque le souffle lui avait manqué pour s’esclaffer, elle s’était contentée de pleurer.
Accepte cette promotion ! avais dit Selemeg. Tout sera tellement plus facile une fois que tu seras officier supérieur !
Quelle immense blague…
Les jours suivants, le commandant Klalade avait pris exemple sur la retenue prodigieuse de son élève et expérimenté les mêmes effets secondaires d’épuisement moral. Le peu d’énergie qui lui restait lui suffisait à peine à entretenir sa propre forme physique.
Les officiers supérieurs et généraux devaient se soumettre à des tests d’aptitude et de connaissance au moins tous les trois ans. Rëvika Klalade et beaucoup de ses collègues jugés problématiques avaient l’immense privilège d’en souffrir un toutes les dix lunes ou presque : de quoi interdire tout relâchement sous peine de rétrogradation.
Si Rëvika n’avait eu que sa petite personne à entretenir, repasser capitaine l’aurait arrangé, mais la solde d’un officier subalterne ne pouvait suffire à payer le études de sa petite sœur, les soins de leurs grands-parents, l’entretient de leur maison… Rëvika devait prendre sur elle, au moins un peu mieux que ses parents avant elle.
L’avant-dernier soir du décan, à la veille de ce qui aurait dû être un jour de congé si Yue n’avait pas eu besoin de son attention quotidiennement, Rëvika se laissa séduire par la perspective d’un plat épicé et marcha longtemps jusqu’aux quartiers populaires pour s’en faire servir un à bas prix.
De retour à la caserne, à moins d’une heure du couvre-feu des aspirants, elle se dirigea vers les cuisines pour réchauffer son repas ; manger tiède gâchait tous les plaisirs de la nourriture. Passé le garde en faction somnolent qu’elle n’eut pas le cœur de secouer, elle fut surprise de discerner un fourneau actif au fond de la pièce. Attirée par la lumière comme un papillon décérébré, elle approcha, sans s’en rendre compte avant de sentir la chaleur de la fonte et des flammes lui lécher la peau. Non loin, une silhouette menue gisait à demi couchée sur le sol, le buste relevé par un tabouret qui lui servait d’oreiller.
Rëvika s’accroupit pour détailler le visage de la jeune fille assoupie. Où l’avait-elle déjà vue ?
La plaque d’identification accrochée à la ceinture de son tablier lui rafraichit la mémoire. Sans avoir à déchiffrer le prénom, elle reconnut le nœud remarquablement sophistiqué qui maintenait le pendentif.
— Io Ruh ? Io Ruh, réveille-toi.
L’esclave ouvrit lentement les yeux, l’air de s’arracher au plus persistant des rêves. Le dernier doute du commandant s’envola lorsque leurs regards se croisèrent.
— Tout va bien ?
Un sursaut brutal redressa l’interrogée, qui s’agenouilla précipitamment et s’inclina bas.
— Mes respects, commandant Klalade.
— Oui, bon… t’es bien polie, mais si tu me disais ce que tu fais ici. Ta mestresse te fait travailler si tard que ça ?
— Pour répondre au commandant, je prépare d’avance les repas que ma mestresse prendra demain pendant que j’aurai à m’acquitter d’autres tâches chronophages. J’aurais dû m’en occuper dans la journée pendant que ma mestresse étudiait, mais je cumulais déjà du retard à ce moment-là alors… j’ai attendu qu’elle s’endorme.
— Hm… si je comprends bien, elle ne sait pas que tu joues autour d’un four allumé en étant à moitié endormie ? Et par conséquent, je ne devrais pas monter dans sa chambre lui passer un savon ?
Le front de Io Ruh toucha presque le sol tant elle accentua sa révérence.
— Je supplie le commandant de ne pas blâmer ma mestresse. Je suis seule fautive.
Rëvika soupira.
— Ne me fais pas croire que tu ne sais pas... Toutes tes fautes sont celles de ta mestresse. Si tu mets le feu à la caserne par négligence, qui l’Ordre va-t-il blâmer ? Toi ?
— Non, Commandant.
— Tu penses que tu es trop douée pour provoquer une catastrophe, même en étant épuisée ?
— Non, Commandant. Je suis tout simplement immature et irréfléchie. Je n’ai pas pensé à autre chose qu’à finir mon travail.
— Oui, ça, j’avais compris. Mauvaise nouvelle : ça ne change absolument rien. Je vais quand même punir Yue qui va devoir te punir ensuite.
Les doigt de l’esclave se contractèrent, laissant la marque sur le sol poussiéreux. Fatiguée par sa position, Rëvika s’assit.
— Redresse-toi, ordonna-t-elle. Je vais te raconter une histoire. Avec un peu de chance, tu en sortiras moins immature et irréfléchie.
Io Ruh s’exécuta, tâchant de se donner de la contenance malgré sa contrition.
— Quand j’avais ton âge, commença le commandant, ou à peine plus, j’étais draconnier auxiliaire d’un jeune officier extrêmement prometteur : Galbret Selemeg. Oui, oui, celui-là. Avant de devenir général de tous les généraux, il était second d’une petite caserne au Menèg et il avait une tradition bien à lui, en ce temps-là : chaque année, il prenait un nouvel auxiliaire peu expérimenté pour l’aider compléter son apprentissage. J’ai eu la chance d’être choisie à mes débuts. Contrairement à tous les professeurs que j’avais eus pendant ma formation, il s’est vraiment intéressé à moi, à mes capacités, à ce que je pouvais apporter à l’Ordre si je m’en donnais les moyens… il ne lui avait fallu que quelques lunes pour décider qu’à la fin de mon année de service, je repasserai l’examen en candidat libre pour devenir draconnier à part entière : il m’entrainait et me faisait étudier, m’enseignait l’étiquette militaire…
Ce souvenir fit pouffer Rëvika.
— En tout cas, il essayait, tempéra-t-elle. Il allait même jusqu’à surveiller mon alimentation et mon sommeil, autant dire qu’il m’arrivait de me coucher et de me lever en le détestant. Mais au fond, il était… parfait. Tout le temps. J’étais supposée travailler pour lui, mais au final, c’était à peine si j’entretenais son matériel une fois tous les vingt jours. Il ne me laissait rien passer et en même temps, il me donnait tout : son temps, son énergie, son savoir-faire. C’était… étrange et nouveau. Un jour…
Elle s’interrompit, luttant contre une émotion qui la prenait par surprise. Ce souvenir l’affectait encore plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre.
— Il faut que tu saches une chose, reprit-elle. Dans la chaine de commandement de notre ordre, le draconnier auxiliaire a un statut assez similaire à celui d’un esclave, dans le sens où il ne prend d’ordre que de son supérieur direct. Pour résumer, quand j’étais auxiliaire, les supérieurs de mon supérieur ne pouvaient pas me donner d’ordres, en tout cas, pas si ces ordres contredisaient ceux de mon draconnier. Je n’étais jamais que la seconde responsable de mes actes. Je le savais. Galbret me le répétait tout le temps. Il voulait que cette certitude me serve de bouclier et de garde-fou en même temps. Tant que je ne ferais rien de mal, il serait toujours en mesure de me protéger, jusqu’à ce que je sois en mesure de me protéger moi-même. Un jour, donc, pour lui montrer ma reconnaissance, j’ai pris l’initiative de faire une nuit-blanche pour boucler ses dossiers en retard, ranger son bureau, cirer ses bottes, moudre son café, j’en passe…. À l’aube, il ne me restait qu’à entrer dans la volière pour laver et harnacher sa dragonne.
Rëvika reprit son souffle pour se donner du courage.
— Avec la précipitation et la fatigue, j’avais laissé la porte principale ouverte derrière moi, avoua-t-elle. Le diable, c’est qu’il y a une règle, dans une volière : ne jamais perdre le contrôle d’une issue. Pour ouvrir une stalle, il faut fermer toutes les portes autour. Question de sécurité. Le chef de la caserne m’a prise en faute. Dans la mesure où il ne m’aimait pas beaucoup et détestait franchement mon supérieur, il m’a hurlé dessus, traitée de tous les noms et menacé des pires mesures disciplinaires. Il a aussi juré de faire rétrograder mon draconnier et ça…
Rëvika inspira une bouffé de colère, à laquelle se mêla la senteur épicée de son repas et la fumée âcre du charbon de cuisine.
— Enne était une dragonne docile et intelligente, jura-t-elle, beaucoup trop pour poser le moindre problème. Toujours est-il que j’avais mal agit. Alors j’ai fait comme toi, j’ai supplié, j’étais au bord des larmes. Et subitement le chef a changé de visage. Il m’a parlé comme à un petit chat perdu, il m’a dit… Il m’a qu’il allait me donner une chance de réparer mon erreur, qu’il suffisait que je sois… gentille avec lui. Juste une fois. Puis deux. Puis quatre. Puis dix. L’année a été longue. C’était cher payé pour la porte ouverte.
Io Ruh baissa les yeux au point de ne plus laisser voir ses prunelles.
— Ne fait pas cette tête. Tout ira beaucoup mieux pour toi que pour moi, d’abord parce que je casserai la figure au premier sale type qui vous approchera de trop, Yue et toi, ensuite parce que tu vas seulement recevoir une méchante tape sur les doigts. Je veux que tu te souviennes que toutes les initiatives ne sont pas bonnes à prendre, surtout quand on manque de sommeil. Tu ne rends service à personne en te sacrifiant, surtout pas à ceux qui tiennent à toi et à ta sécurité. Si tu avais simplement avoué que tu avais du retard à Yue, elle t’aurait grondée cinq minutes, puis elle aurait commandé des repas à un restaurant voisin pour le lendemain. Ce n’est pas comme si l’argent manquait à votre maison.
— J’entends que le commandant veuille me donner une leçon, et je la remercie de bien vouloir m’enseigner, mais si je comprends ce que dis le commandant, ma mestresse n’a pas été moins prévenante que le draconnier impérial. Pourquoi devrait-elle être punie ?
— Yue est encore petite. Je veux cultiver son sens des responsabilités, pas son indifférence. Aussi longtemps qu’elle sera en position de donner des ordres et de profiter du travail de ses subordonnés, elle devra composer avec le contre-coup de ses privilèges. Rassure-toi, je n’ai pas non plus l’intention de l’envoyer en cour martiale. Et je ne laisserai pas de trace écrite. Son dossier sera épargné pour cette fois.
— Je remercie le commandant de se montrer magnanime. Et aussi de m’avoir raconté son histoire.
— Ah. Ce vilain conte t’a plu ?
— Il m’a instruit. Vos paroles m’aideront à rester vigilante.
— Si tu le dis… Il me reste un peu de temps, tu veux entendre la fin ?
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