85.2

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— Je n’ose pas la demander. La vie privée de la professeure de ma mestresse ne me regarde pas.

— Cet aspect de ma vie n’est plus privé depuis longtemps, il résonne dans l’écho de mon nom au sein de l’Ordre. Autant que tu entendes ma version des faits.

— Si le commandant n’y voit rien d’inconvenant…

Rëvika se passa la main dans les cheveux dans un effort de mémoire. Les faits remontaient à plus de dix ans et une part d’elle réprimait constamment le souvenir de son calvaire. Heureusement ou malheureusement pour elle, oublier complètement quoi que ce soit lui arrivait rarement.

— Je devais seulement être gentille, donc. Pendant longtemps, j’étais persuadée que je maitrisais la situation. J’allais aller au bout de mon année de service, repasser l’examen, obtenir ma certification, me faire affecter le plus loin possible, le tout sans avoir eu à mettre la carrière de Mestre Selemeg en danger. J’avais l’impression de le protéger. Le comportement du chef de la caserne me confortait dans cette illusion. Chaque fois que Galbret le contrariait, il venait me dire que mon draconnier avait de la chance d’avoir une auxiliaire plus raisonnable que lui. Puis il y a eu… une urgence ; un pont qui s’était effondré sous un convoi de marchandises. Il y avait des vies à sauver, il fallait faire vite… Quelqu’un est entré dans les quartiers du chef au mauvais moment pour le prévenir.

Elle sourit nerveusement.

— Quand j’y repense, ça m’étonne que la vérité n’ait pas éclatée plus tôt. Aucun espace n'est vraiment privé dans une caserne. Tout le monde va et vient… Je t’épargne les détails. Nous nous sommes tous occupés du pont comme si de rien n’était, ce jour-là, mais en moins d’un décan, le bruit courait que le commandant en chef et moi avions une liaison. Pendant que j’évitais délibérément d’en parler à Mestre Selemeg, notre chef prenait les devants pour couvrir ses arrières. Il était marié avec enfants, dont un plus vieux que moi à l’époque… Sa réputation en aurait pris un coup. Alors il s’est plaint de moi auprès de l’Ordre. Selon lui, je le harcelais, je m’exposais à lui et j’allais jusqu’à le toucher de façon inappropriée dans l’espoir de gagner ses faveurs et monter en grade. J’ai cru à une blague jusqu’à mon conseil de discipline. Galbret a essayé de me défendre. Il a même essayé plus que moi. Ç’a été inutile. Tout le monde supposait que j’étais coupable, alors si un draconnier prenait parti pour moi, ça voulait forcément dire que j’avais réussi à lui faire du charme. Jusqu’au dernier moment, je suis la seule à avoir été sanctionnée. J’ai été mise à pied le jour même et ça a bien failli mettre fin à ma carrière. Je n’avais pas encore vingt ans, beaucoup de responsabilités mais plus tellement d’illusions. J’ai cessé de m’entrainer et d’étudier pendant des décans. Je ne quittais plus ma chambre, ni mon lit… Si Mestre Selemeg ne m’avait pas trainée de force jusqu’à mon examen, je ne me serais pas donnée la peine de le passer non plus. J’ai réussi presque tous les tests malgré tout, et j’ai obtenu ma certification à une session de rattrapage quelques décans plus tard. La suite, c’est déjà une autre histoire. Et il se fait tard. Il faut que tu rentres chez ta mestresse.



Io Ruh eut infiniment honte de se faire raccompagnée chez elle par le commandant Klalade pour y être réprimandée une seconde fois par sa mestresse, qu’il fallut tirer du lit. Cette situation lui rappelait la façon dont ses propres nuits avaient pu être interrompues par les incartades d’autrui, dans son enfance. La moindre infraction au règlement, quelle que soit l’heure, poussait les gouvernantes à réunir tout le dortoir de l’élève fautive pour assister à sa correction.

La situation n’était pas tout à fait identique, certes. Yue était sa mestresse, pas sa camarade de chambre, et aurait à prendre une part active dans ce que l’avenir proche lui réservait. Aucun témoin superflu ne pouvait la juger. Pour autant, son cœur lui remontait dans la gorge aussi douloureusement qu’à l’époque.

Cela tenait peut-être au fait qu’avant d’en venir à son cas, le commandant pointait sévèrement sa part de responsabilité à Yue. Celle-ci écoutait sans interrompre, presque sans réagir. Fut-ce la fatigue ou la retenue, son visage restait lisse et ses bras croisés sur sa robe de chambre.

Au grand soulagement de Io Ruh, la sanction infligée à sa mestresse fut légère et foncièrement bienveillante. Le commandant imposa à son élève de demander un rapport des affaires ménagères tous les soirs à heure fixe pendant au moins un décan et d’effectuer au moins un changement significatif au bout de cette période pour améliorer leur quotidien. Un tel exercice devait la préparer, non seulement à gérer une maison plus nombreuse, un jour, mais aussi à encadrer une équipe lorsque ses jours de draconnier confirmé arriveraient.

— Je ne t’embête pas plus longtemps. Retourne te coucher, je te retrouve demain. Sois en forme.

Le départ du commandant resserra le nœud qui tordait les entrailles de la jeune esclave. Io Ruh ne savait pas à quoi s’attendre entre colère et déception, ni quelle réaction de sa mestresse la blesserait le plus.

— Tu te souviens de notre accord ? Le décan n’est pas encore fini et tu t’en sors pas toute seule. Ça veut dire que demain, tu devras aller à la maison de placement et choisir quelqu’un pour t’aider. Quelque chose à redire ?

— Non, Mestresse.

— Alors bonne nuit, je retourne dormir.

Ce fut tout. Yue se retira, avalée en une fraction de seconde par les cloisons du fond de l’enfilade. Incapable de déterminer si elle venait d’entendre des mots de reproches ou d’indifférence, Io Ruh resta immobile dans une contrition que n’avait plus de direction.

Bard pouvait avoir raison, songeait-elle, d’une certaine manière, il aurait été préférable que Yue fût plus rigoureuse et exigeante, au moins à son égard. Vivre plus de quinze ans encadrée par des règles de vie strictes au point de dicter quelle chaussure enfiler la première pour en arriver à ne plus pouvoir distinguer une réprimande d’un parole ordinaire… Io Ruh se sentait perdue. Souvent.

En sortant sa literie du placard, elle s’attarda sur les affaires du fabuleux. Son futon et sa couette maladroitement pliés lui arrachèrent un sourire. Combien de fois lui avait-elle montré comment le faire correctement ? Lui acceptait toujours son aide pour apprendre de nouvelles compétences. N’aurait-elle pas dû en faire autant lorsqu’il avait proposé de lui donner quelques conseils avant de partir ? Bard savait mieux lire leur mestresse qu’elle et, en cas de malentendu, la confrontation ne l’effrayait pas. Y avait-il une sorte de secret derrière ce courage ?

Le sommeil mit fin à son introspection en une fraction de seconde. Ce décan n’en finissait pas de l’épuiser et son jour le plus long se profilait.

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