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Fermé temporairement pour cause d’épidémie.

L’écriteau placardé à la colle épaisse sur la porte condamnée de la maison de placement laissait Io Ruh hébétée. Elle s’était attendue à bien des contrariétés en se dirigeant vers l’établissement : des prix gonflés, de la main d’œuvre incompétente, des conditions de location contraignantes… L’idée qu’une mauvaise maladie ait pu pousser l’établissement à se mettre en quarantaine ne l’avait pas effleurée une seconde. Et que faire maintenant ? Que faire de cette interminable liste de courses qui devait lui faire courir la ville entière ? des paquets trop lourds qu’elle ne pourrait pas porter seule ?

Devinant sa situation, un homme d’âge mûr l’approcha, qui tirait dans son sillage une jeune fille ouvertement réticente. Il lui adressa un sourire maladroit et une salutation tout aussi gauche avant d’insister pour lui vendre les services de sa nièce pour bien moins cher que l’établissement condamné ne l’aurait fait de ses employés.

Io Ruh savait composer avec les personnes éduquées et raisonnables, celles qui savaient entendre un non ferme sous une formule de politesse consacrée, qui ne poussaient jamais les limites de la bienséance au-delà d’un éclat de voix, mais rien ne l’avait préparée à ce qu’un inconnu allât jusqu’à lui agripper le bras pour lui imposer de se laisser convaincre. Heureusement, un attroupement grossissant découragea le malotru, qui reporta sa prime victime au coin de la rue d’où il guetterait le prochain acheteur potentiel.

Le cœur de Io Ruh battait encore la chamade trois rues plus loin ; rues qu’elle avait longées sans se demander où elles la mèneraient, ce dans l’unique but de s’éloigner du lieu de l’incident. Aucune mésaventure de ce genre ne lui était encore arrivée en compagnie de sa mestresse ou de Bard. Cela s’expliquait facilement : en compagnie de Yue, son statut d’esclave d’une maison argentée transparaissait, la peur de représailles tenait chacun en respect. Avec Bard, qui faisait bien plus que son âge de par sa stature, les mauvaises gens à la recherche de victimes faciles tournaient également les talons. Seule, Io Ruh passait plus facilement pour la fille légitime d’une famille suffisamment fortunée pour être la cible d’une malveillance, pas assez pour se prémunir contre la plus petite d’entre elles.

Soudain, un constat la heurta : Io Ruh n’était encore jamais sortie seule. Jamais. En dehors des terres de ses mestres ou de leurs lieux de séjours, elle avait toujours été accompagnée. Au cours de son apprentissage, au moins une ainée l’avait supervisée toutes les fois qu’elle avait eu à quitter l’établissement. Cette pensée lui donnait le vertige.

Sa quête de repère et de tranquillité la mena jusqu’au libraire chez lequel Yue prenait habituellement son papier à lettre et ses bâtons d’encre. Le propriétaire la reconnut au premier coup d’œil et s’étonna de la voir si tôt et sans le fabuleux qui la suivait toujours. Io Ruh glissa sur chaque question et demanda sa provision habituelle.

— Bien sûr, bien sûr, acquiesça-t-il affablement. Mais la demoiselle voudra bien attendre un peu, n’est-ce pas ? Je suis seul ce matin et j’ai une commande qui ne peut pas attendre à emballer. Tenez, asseyez-vous là, s’il vous plait.

Io Ruh ne fit pas de difficultés. Attendre l’arrangeait. Cela lui laissait le temps de se recomposer entièrement et de décider de son avenir proche avant de reprendre ses pérégrinations.

Il fallait pourtant que le destin fût contre elle, ce jour-là. Au bout d’une demi-heure de paix délicieuse, elle vit un attelage imposant faire halte devant le magasin : un attelage qu’elle reconnut.

Haye-Nan est une grande ville, mais tout le monde va aux mêmes endroits.

Yue ne s’était pas trompée en prévenant Io Ruh que, plus tôt que tard, elle serait amenée à recroiser Ma Han. Sa théorie de l’échelle non plus ne se démentait pas ; il semblait à Io Ruh que la surprise ne lui laissait qu’un gout légèrement amer, loin d’être assez entêtant pour lui faire perdre ses moyens une nouvelle fois.

Si tu peux sauter, c’est que le sol est pas si loin.

La cadette des Qilin succéda à sa servante, s’aidant d’un escabeau et de la main de Ma Han pour descendre de voiture. Io Ruh ne put s’empêcher de la guetter du coin de l’œil, inquiète de la voir tomber.

Lorsque dame Ye Sol remarqua son observatrice, toute une palette d’émotion colora son visage, toile dont la touche finale fut un sourire doux.

— Tâche de trouver le libraire, je te prie, intima-t-elle à Ma Han.

Tandis que sa servante s’éloignait, la jeune noble approcha Io Ruh qui se leva pour la saluer convenablement avant de s’écarter pour lui proposer le siège qu’elle libérait.

— Merci, mais je ne suis pas encore fatiguée. Et je suis heureuse de te voir, cela me redonne des forces. Comment vas-tu ?

— Bien, dame Ye Sol. Je remercie la noble dame de s’enquérir de ma santé.

— Puisque ta mestresse m’a autorisée à te parler familièrement, j’aimerais te demander d’en faire autant avec moi. Inutile de te montrer si formelle.

— Je n’oserais pas manquer de respect à dame Ye Sol. Je la prie de ne pas m’en vouloir.

— Si cela te met plus à l’aise, je ne le prends pas à cœur.

Un silence inconfortable passa, qui sous-entendit le contraire

— J’ai été navrée d’apprendre que tu ne pourrais pas m’assister dans mon projet d’écriture, reprit Ye Sol, mais je comprends qu’il te faille bien servir ta mestresse avant de rendre service à une autre. Avez-vous eu du succès dans votre recherche de personnel domestique ?

Io Ruh hésita, incertaine de son droit à partager ce genre d’information sur sa maison.

— Il y a un problème ? Te voilà pâle.

Io Ruh appuya une main sur ses joues pour y rappeler de la couleur et, impulsivement, raconta sa mésaventure à demi-mots. Ye Sol écouta attentivement.

— Tu parais jouer de malchance. Cela me peine. J’aimerais…

— Soyez la bienvenue, dame !

Prévenu par Ma Han, le libraire sortait de son arrière-boutique pour aller au-devant de sa cliente.

— Je vous ai fait attendre, pardonnez l’offense. Votre commande est prête. Je finissais de l’emballer à l’instant. Nous avons donc cinq reliures cousues ainsi qu’un nécessaire de copie.

Il tendit le paquet élégamment ficelé à deux mains.

— Veuillez m’assurer de votre satisfaction si mon travail est bien fait.

— Je suis certaine qu’il l’est, assura gracieusement Ye Sol.

Elle indiqua à sa servante de recevoir l’achat.

— Votre dû est-il payé ?

— Il l’est, dame.

— Dans ce cas, notre affaire est faite. Je vous remercie.

L’homme s’inclina une énième fois puis, ayant fait savoir à Io Ruh qu’elle serait bientôt servie à son tour, il regagna sa réserve.

— Ma Han, reprit Ye Sol. Io Ruh et sa mestresse rencontrent une difficulté, aujourd’hui. Je voudrais leur venir en aide, qu’en penses-tu ?

— Ce que j’en pense ? répéta la servante, confuse. Ma mestresse est libre d’aider qui bon lui semble, je suppose. Mon avis ne lui est d’aucune utilité.

— Oh, oui, tu as absolument raison. Tu ne vois donc pas d’inconvénients à ce que je te prête à leur maison pour la journée ?


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