87.1
Yue possédait quatre types de selle : voltige, course, voyage et apparat. Toutes nécessitaient des soins aussi différents que minutieux. La moindre erreur pouvait écourter la durée de vie d’un équipement ou représenter un danger pour les usagers. Or, Io Ruh se serait coupé la main plutôt que de mettre la sécurité de sa mestresse en péril. La corvée lui prit plusieurs heures. Une fois assurée de la qualité de son travail, elle retourna vers les quartiers d’habitations, persuadée de ne plus avoir beaucoup à y faire. Si Ma Han avait fait sa part correctement, la journée serait bouclée en peu de temps.
Pour tirer meilleur parti de son trajet, elle s’avisa de faire un détour par la loge pour relever le courrier, espérant une lettre ou colis susceptible de plaire à sa mestresse. Les perce-roches avaient dû fleurir depuis près d’une lune sur le domaine du baron ; c’était plus qu’assez de temps pour en tirer les confiseries, thés, savons et autres produits coutumiers de la récolte. Mestre Makara se souviendrait-il d’en faire profiter sa protégée, qui aimait tant l’odeur de ces fleurs ? Yue était allée jusqu’à s’en faire acheter des pétales séchés à un prix exorbitant pour en garnir les encensoirs de sa chambre.
La gorge de Io Ruh se serra à la pensée que Ma Han ait pu y toucher par inadvertance. Elle s’efforça de ne pas penser au pire en approchant du poste de garde. Le volet de la fenêtre était relevé au-dessus du comptoir, donnant sur l’intérieur de la loge vide.
— Monsieur Qim ? appela-t-elle.
Elle revérifia les horaires de disponibilité du vieil homme, détaillés sur une plaque de bois clouée au mur, puis consulta l’horloge suspendue dans la pénombre du local. Quelqu’un, n’importe qui, aurait dû être en poste. Partir en laissant la porte principale, toutes les clefs de la draconnerie et la correspondance privée de tout le complexe n’avait pas de sens.
— Je voudrais relever le courrier de ma mestresse, jeta-t-elle à tout hasard.
— Par ici ! lui répondit la voix familière du gardien.
Io Ruh fit le tour de la loge et découvrit son interlocuteur assis à l’ombre, entre un courant d’air, une boisson fraîche et un plateau de jeu. À l’opposé dudit plateaux, Ma Han lui tenait lieu d'adversaire. Assise là comme ailleurs, elle gratifia sa consœur d’un sourire équivoque.
— La petite demoiselle n’a rien reçu aujourd’hui, l’informa Monsieur Qim, lui rappelant la raison de sa présence. Vous attendiez quelque chose, peut-être ?
— Pas plus qu’un autre jour, non.
Troublée, Io Ruh recula d’un pas pour initier son départ, pivota d’un quart de tour, puis se ravisa.
— Ma Han. Que fais-tu ici ? s’enquit-elle avec le plus de contenance possible.
— Moi ? Je joue une partie de go. Il faut bien faire passer le temps.
— Pourquoi aurais-tu besoin de faire passer le temps ? Si tu en avais fini avec le ménage, tu aurais dû attendre mon retour.
— Tu n’es pas encore repassée par chez ta mestresse, donc ? Elle est rentrée en avance et m’a mise dehors. La voiture des Qilin n’arrive que dans plusieurs heures et j’ai bien assez marché sous le soleil hier, alors je me suis jointe à ce cher Monsieur Qim qui n’avait personne pour lui tenir compagnie. Vas-tu me reprocher de servir un aîné ?
Io Ruh inspira, tremblant presque tant l’indignation l’étouffait. Au même moment, un officier se présentait au comptoir de la loge, obligeant le gardien à se lever pour de bon, cette fois-ci, et sans doute pour le mieux.
— Qu’as-tu fait pour être mise dehors ?
— J’ai simplement eu un geste maladroit. C’est à peine si elle m’a laissé le temps de me justifier avant de me hurler de partir.
— Ma mestresse ne s’est jamais emporté contre personne pour une simple maladresse.
— J’imagine qu’il faut une première fois à tout. Ou que tu ne vois pas ta mestresse telle qu’elle est, capable de sortir de ses gonds pour un vieux jouet fragile.
— Un… jouet ?
Un frisson, puis une cascade se sueurs froides parcoururent le dos enraidi de l’esclave. Sa mestresse ne possédait qu’un jouet, un seul.
— Tu as abîmé… son carrousel ?
Sa voix faiblit à chaque syllabe, au point qu’elle douta de s’être faite entendre.
— Tu as abimé son carrousel ! reprit-elle d’une voix plus forte. Comment est-il seulement possible que tu y aies eu accès ? La mestresse le garde dans le placard au-dessus de son lit ! Celui qu’il est interdit d’ouvrir ! Je te l’avais dit explicitement. Il y avait même un…
— Je n’en ai pas le souvenir, l’interrompit Ma Han. Puis, ce n’est plus vraiment mon problème. En ce qui me concerne, il m’a seulement été instruit de dépoussiérer chaque recoin de l’appartement et je suivais tes instructions lorsque ta furie de mestresse a décidé de passer ses nerfs sur moi.
— Ne parle pas d’elle en ces termes ! Tu lui dois davantage de respect ! Et tu es loin de mesurer la gravité de ta faute si tu as ne serait-ce qu’éraflé la boîte à musique de ma mestresse !
— Pourquoi devrais-je du respect à cette enfant rustre et capricieuse ? Qui n’a pas de nom, qui n’est personne, qui ne vient de rien ? Et qui se permet de me parler comme à une misérable pour un jouet cassé !
— Ma mestresse ne t’a jamais maltraitée ou parlé durement. Elle a même offert de payer pour tes services. Dame Ye Sol la traite en égale. Comment oses-tu l’insulter ? As-tu oublié ta condition ?
Ma Han pouffa d’un rire forcé, cruel.
— Ma condition ? Je ne suis pas une esclave des rues, et je serais même bientôt libre. Tu serviras encore ta maison de paille et ta mestresse de bois quand je m’installerai dans ma propriété pour y être servie à mon tour.
Une seconde fois, Io Ruh contempla l’idée de son départ. Rester, protester ; cela ne pouvait qu’aggraver une situation déjà trop insupportable. Il fallait pourtant la faire sortir, cette dernière parole, au risque d’en provoquer mille autre.
— Tu ne mérites pas de servir dame Ye Sol. Tu ne mérites ni sa protection, ni sa bienveillance. Tu fais honte à sa maison comme tu fais honte à celle qui nous ont élevées.
— Voudrais-tu que j’aie de la reconnaissance pour des personnes qui m’ont achetée au berceau et qui m’aurait laissée mourir si j’avais été trop malade ? Ou qui m’aurait vendue à n’importe qui dès mes six ans si je n’avais pas eu le potentiel de leur rapporter plus à douze ? Je devrais avoir honte de penser que je mérite mieux ? Que n’importe qui mérite mieux ? Tu n’as pas changé, décidément. Je te souhaite d’avoir raison sur les si belles vertus de ta mestresse. Avec une mentalité comme la tienne, tu seras toujours l’esclave de quelqu’un. Pas étonnant que tu aies été choisie pour servir une petite fille mal élevée. Tu aurais obéi à un chien s’il t’avait été introduit comme ton mestre.
Ma Han reprit nonchalamment une gorgée de sa boisson pendant que Io Ruh perdait ce qui lui restait de souffle.
— Tu es encore là ? Pour une esclave modèle, tu passes beaucoup de temps à trainer là où tu n’es d’aucune utilité, non ?
Io Ruh se fit violence pour se recomposer, reprendre son souffle, recomposer sa posture.
— Tu as raison. Me mestresse a certainement une lettre à me faire rédiger pour la tienne.
Cette fois, elle parvint à décoller ses semelles du sol et à s’éloigner de plusieurs pas.
— Un conseil, l’arrêta Ma Han. Si tu veux éviter à ta mestresse de se ridiculiser, tu devrais la dissuader de se plaindre de quoi que soit. Sa réputation pourrait en prendre un coup si le monde apprenait qu’une orpheline illettrée se prend réellement pour l’égale de la fille légitime des Qilin.
Io Ruh ne se retourna pas. Elle reprit simplement son pas vers le chemin dont elle n’aurait jamais dû dévier, d’abord lentement, calmement, puis de plus en plus vite à mesure que son pouls accélérait. Bientôt, elle se surprit à courir.
Au mauvais endroit, au mauvais moment, elle prit trop étroitement le mauvais virage.
La collision fut brutale, douloureuse, autant que la main qui se ferma sur son bras,.
Un officier. Io Ruh venait de heurter un officier. Lieutenant, à en croire son insigne.
— Mes excuses, Lieutenant, souffla-t-elle.
La seconde main de l’homme empoigna la plaque d’identification attachée à son tablier, tirant si fort que celle-ci menaça de se décrocher et l’obligea à avancer d’un demi pas. Il examina longuement chaque caractère, éprouvant du pouce leur relief.
— Tu es l’esclave de la fabuleuse ?
— Je… Non, Lieutenant, je…
— Cette plaque t’appartient ou pas ? Tu sers la gamine aux cheveux blancs, non ?
— Cette plaque est bien la mienne et ma mestresse a bien les cheveux blancs. Seulement…
— Alors il fallait te contenter de dire oui, la coupa-t-il. Tu commences par me brutaliser et ensuite, tu me contredis ? Tu dois vraiment avoir envie d’attirer des ennuis à la petite prétentieuse qui te nourrit.
Io Ruh aurait pu croire à un cauchemar si son bras, que l’officier refusait de lâcher, ne lui avait pas fait si mal. Une rapide regard circulaire lui confirma son absence de recours. Que n’aurait-elle pas donné pour voir surgir le commandant Klalade !
— Je demande pardon au Lieutenant si j’ai paru lui manquer de respect. Ce n’était pas mon intention.
— Si ? releva-t-il. Tu ne vas même pas admettre ta faute ? Tu sais au bout de combien d’avertissements ta mestresse perd le droit d’employer des domestiques dans la caserne ?
Il leva deux doigts. Seulement deux.
— Entre cette enquête pour tricherie qui ne se profile pas bien pour elle et ton comportement, cela risque d’arriver avant la fin du décan.
La mention de l’enquête fit se renfrogner Io Ruh, qui n’en avait pas entendu le premier mot avant cet instant. Cependant, elle tâcha de ne pas y perdre l’esprit. La situation l’obligeait à rester concentrée. Elle connaissait trop bien le jeu de la servitude pour se laisser prendre au piège si facilement. Quatorze ans d’apprentissage lui avaient au moins appris cela : ne jamais admettre une faute dont on est innocent. En faisant cela, Io Ruh aurait définitivement ouvert la voie à l’avertissement dont sa mestresse était menacée.
Courir n’était pas interdit. Les accidents arrivaient, sans plus. Io Ruh n’avait cherché à brutaliser personne. Nul ne pouvait lui reprocher de défendre la nature humaine de sa mestresse.
Elle lista mentalement plusieurs éléments de contexte : le lieu, l’heure, un bouton légèrement dépareillé de l’uniforme de l’officier… Avait-elle bien lu son nom ? Regò, déchiffra-t-elle. Elle ferma les yeux pour s’en graver l’orthographe sous les paupières.
— Rien à dire ? La secoua le lieutenant. T’avais l’air bavarde, il y a une minute, pourtant ?
— Je n’ai effectivement rien à dire. Le lieutenant me parle des affaires de ma mestresse. Ce n’est pas convenable pour son esclave d’entretenir cette conversation en son absence. Si encore, le général Selemeg ou le commandant Klalade m’interrogeait, je…
Il raffermit si brutalement sa prise en tirant vers lui que Io Ruh en eut le souffle coupé. Ils furent bientôt aussi proches que possible sans être tout à fait collés.
— Tu espères m’intimider en invoquant le grand patron ? Ou peut-être que tu crois que l’autre conasse de Menèganne me fait peur ? Tu sais que ce qu’il en coute de menacer un officier ?
La proximité indésirable du lieutenant Regò paralysait son courage. Sa langue aurait refusé de bouger même si son esprit avait été capable de former une pensée cohérente.
Le hasard qui avait eu la cruauté de lui imposer cette rencontre eut alors la miséricorde de lui faire une faveur. Un bruit de botte se fit entendre, approchant. Le lieutenant la lâcha enfin.
Io Ruh recula dans la seconde. Sans demander son reste, elle contourna l’officier resté immobile et se hâta vers les quartiers d’habitions sans se retourner.
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