87.2
Ses jambes ne la portèrent que difficilement d’étages en étages. Elle hésita à s’arrêter au deuxième, frapper à la porte du commandant Klalade… mais à quelle fin ? La situation n’était plus aussi problématique ou urgente que quelques minutes plus tôt. La déranger aurait été déplacé.
L’ascension jusqu’au quatrième lui parut interminable. Au bout de la coursive baillait la porte ouverte de leur logement. Elle inspira pour lutter contre la raideur qui se propageait à ses muscles ; l’air qu’elle maintenait à toute force pour éviter de s’effondrer lui échappa en un hoquet horrifié lorsqu’elle put voir par-delà le seuil de l’appartement.
Assise à même le sol, Yue ramassait les bris éparpillés de son carrousel.
Io Ruh s’était imaginé un axe tordu, une pièce égratignée ou une patte d’équidé cassé… À la place, le carrousel n’était plus qu’une ruine.
Ses dernières forces l’abonnèrent. Elle dut s’agenouiller pour ne pas défaillir.
— Je suis… infiniment désolée, Mestresse.
Yue ne leva pas les yeux, concentrée sur son travail de recomposition rendant une par une leurs pattes et autres appendices aux six petits chevaux de bois du manège détruit.
— Puis-je aider ma mestresse à…
— Non. Si tu voulais aider, il fallait l’empêcher de toucher à mes affaires.
Le ton sentencieux de Yue rencogna douloureusement les mots de Io Ruh au fond de sa gorge. Elle dut se faire violence pour reprendre la parole.
— Ma négligence est inexcusable, s’inclina-t-elle. Je n’ai pas su faire respecter les règles de ma mestresse. À cause de moi, son jouet préféré est inutilisable. Pour autant, je supplie ma mestresse de croire que j’ai essayé de…
— Je me fiche que t’ai essayé, ça suffit pas, l’interrompit une seconde fois Yue.
Sa voix s’était chargée de sanglots réprimés, ses poings serrés à en faire saillir les veines, son regard toujours fuyant…
— Va t’agenouiller dehors. Je veux pas être dérangée avant d’avoir fini.
Io Ruh douta de sa capacité à se lever. Acquiescer lui paraissait déjà hors de portée. La force d’obéir lui vint d’elle ne sut où pour regagner la coursive, fermer la porte et prendre la position exigée, juste assez loin des battants pour ne pas en entraver l’ouverture lorsque.
Le bois lui parut beaucoup plus dur sur le palier qu’à l’intérieur. L’inconfort exacerba la douleur qui lui restait au bras, aux jambes, au cœur. Une larme lui échappa, puis une autre, dans l’indifférence la plus totale du monde qui l’entourait.
☽
Rëvika voyait rarement son élève en dehors de leurs entrainements quotidien. Prendre congé d’elle de temps à autre l’arrangeait mais, paradoxalement, l’habitude de lui parler tous les jours rendait son absence inquiétante. Elle avait viscéralement besoin de nouvelles. Il lui fallait aussi rendre sa boite repas à Io Ruh et la remercier pour sa cuisine ; plus qu’assez de prétextes pour gravir les deux étages qui les séparaient s’offraient à elle.
Le soleil se couchait lorsqu’elle entreprit son ascension. Les quartiers d’habitation s’animaient comme de coutume au terme d’une longue journée de travail et l’air se rafraichissait agréablement. Tout portait à croire qu’une belle soirée s’annonçait ; Rëvika voulut croire à un bon présage. Atteindre le quatrième étage souffla son optimiste. Quelque complication se profilait.
Le commandant longea la coursive jusqu’à la silhouette prostrée devant la porte de Yue.
— Tu n’as pas l’air de passer un bon moment, releva Rëvika. Que se passe-t-il ? Ta mestresse te punit ?
— Oui, Commandant, acquiesça l’esclave du bout des lèvres.
— La raison ?
— Si le commandant est d’accord, j’aime mieux ne pas en parler.
— Bon. Je n’insiste pas. Tu en as encore pour longtemps ?
— Je l’ignore.
— Et tu es là depuis combien de temps ?
— Bientôt trois heures.
— Peste…
Le commanda avisa la porte, à travers laquelle une faible lueur de lampe filtrait.
— Tu es sûre qu’elle ne s’est pas endormie ?
— Que ma mestresse soit endormie ou pas ne change pas ma situation. Je ne pourrais pas bouger sans sa permission.
Une irrégularité dans sa voix trahissait la douleur que lui infligeait sa position, ainsi qu’une grande fatigue. Le commandant en eut de la peine pour elle.
— Je te dois toujours un service, rappela-t-elle. Tu veux que je fasse lever ta punition ?
— Je décline respectueusement l’offre du commandant. L’autorité de ma mestresse ne doit pas être contestée à la demande de son esclave.
— Je ne suis pas de ton avis. Je sais qu’être contestée ne lui fait pas plaisir, mais si personne ne le fait jamais, ta petite mestresse un peu capricieuse va grandir pour devenir un tyran. Je ne te souhaite pas de devenir l’esclave d’un tyran.
— Je remercie le commandant de se soucier à ce point de mon avenir, mais je ne tiens pas à gâcher le service qu’elle m’offre de cette façon.
— Comme tu veux.
Rëvika posa la boite qu’elle venait de rapporter près de la pénitente.
— Je t’ai mis quelques gâteaux que m’ont envoyé mes grands-parents et des bonbons à la rose beaucoup trop sucrée que ma petite sœur adore. Au Menèg, on dit que ça porte malheur de rendre un plat vide alors… de rien.
Le commandant alla coller l’oreille au battant de la porte. L’idée que Yue se fut endormie l’inquiétait sérieusement. Il lui sembla entendre du bruit, assez pour deviner de l’activité puis risqua un coup de heurtoir.
Yue vint ouvrir quelques secondes plus tard, sa moue des mauvais jours peinte sur la figure.
— Contente de te voir aussi, soupira Rëvika.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— M’assurer que tu es en vie ? que tu n’es pas blessée ? que tu as réussi ton épreuve ?
— Je suis en vie. Je suis pas blessée. J’ai réussi mon épreuve. Vous voulez savoir quoi d’autre ?
— Rien, se résigna Rëvika. Mais je viens de me rappeler une chose : Galbret m’a dit de ne pas te faire confiance pour rapporter tes blessures et de te faire examiner que tu le veuilles ou non en cas de doute. Pas la peine de venir en salle d’entrainement demain. Retrouve-moi directement à l’aile médicale à la fin de tes cours.
Tenant sa promesse, elle n’évoqua pas la situation de Io Ruh, se contentant de tourner les talons, ravie, avec le recul, de profiter seule du reste de sa soirée.
Quant à Yue, elle demeura figée dans l’encadrement de la porte jusqu’à ce que la silhouette du commandant disparût toute entière sous la ligne de la coursive.
Lors, Io Ruh put sentir le regard de sa mestresse tomber sur elle. Elle n’osa pas lever les yeux plus haut que le segment de parquet qui les séparait.
Par pitié, autorisez-moi de me lever… pria-t-elle en son for intérieur.
La douleur prenait le pas sur son sens de l’abnégation. Trouver sa souffrance méritée ne la rendait pas moins vive. Mais Yue ne disait rien. Cherchait-elle ses mots ? Voulait-elle que son esclave parlât la première ? Qu’elle réitérât ses excuses ?
La porte se referma sur toutes ces possibilités. Io Ruh sentit profondément démunie. Combien de temps sa pénitence pouvait-elle encore durer ? À quel point avait-elle déçu sa mestresse pour n’être plus digne de sa pitié ?
Le nœud à sa gorge menacer de l’étouffer lorsque, sans prévenir, Yue rouvrit la porte.
— Tu peux entrer, permit-elle.
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