91.1

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Rëvika luttait contre l’ennui qui menaçaient de lui fermer les yeux. Surveiller Yue pendant que d’autres lui enseignaient lui demandait étrangement plus d’efforts que de faire le travail. Même la menace d’une vingtaine de novices brandissant des arbalètes à quelques mètres d’elle échouait à la maintenir éveillée.

Pour ne rien arranger, Rëvika avait pris de mauvaises habitudes, dernièrement : mal manger, peu dormir, trop boire – et pas assez d’eau. Entretenir une forme physique optimale aurait dû être une priorité, probation ou non. Son manque d’autodiscipline risquait de tenir sa réputation déjà peu glorieuse en plus de donner le mauvais exemple à Yue. Non que la petite l’admirât beaucoup dans ses bons jour…

L’avant-veille, la douce enfant ne s’était pas gênée pour venir lui jeter tout le mal qu’elle pensait d’elle à la figure, ce au beau milieu de la nuit. Rëvika s’était attendue à ce genre de scène en acceptant d’aider ses esclaves, certes, mais elle s’était imaginée ladite scène plus… diurne. Sa réponse s’était voulue mesurée : ferme sans être répressive, compréhensive sans être complaisante… Il s’agissait de lui faire comprendre quand et comment exprimer sa frustration, ou en tout cas d’essayer. Au bout du compte, Yue lui avait à peine laissé le temps d’aligner trois phrases avant de mettre fin à la conversation en s’en allant.

Quelle sale gosse…

En conclusion, une conversation sérieuse s’imposait entre elles, mais que Rëvika ne se sentait pas la force ou le courage d’avoir pour le moment. Avant, il lui fallait au moins une nuit de sommeil complète, un repas chaud et suffisamment de recul pour que l’envie de coller une paire de gifle à son élève lui passât.

Le cours touchait à sa fin. Les bras ballants, Yue scrutait le ciel ; un ciel bleu et sans contraste. Rëvika l’imita, curieuse de ce que la petite voyait. Un oiseau ? Un insecte ? Le spectre d’un nuage ? Cela valait-il la peine de risquer un rappel à l’ordre de son instructeur ?

Un vent se leva qui se mua en bourrasque, puis en bras de tempête. Il l’obligea à s’accrocher au balustre pour ne pas être projetée en arrière. La perturbation souffla les cibles, renversa les carquois, déséquilibra les moins alertes et les plus faibles. Un rugissement fit trembler les nues. Puis une ombre, immense. Elle jeta la nuit sur la cour abasourdie.

Une créature les survolait, si proche qu’elle menaçait d’arracher les toits, si longue que son passage parut durer l’Éternité.

La lumière du jour leur fut brièvement rendue, assombrie par le nuage de poussière soulevé. La créature vint en souffler la moitié en penchant son immense tête sur le complexe, dont chaque occupant se sentit subitement minuscule.

Un dragon.

Celui-ci ne présentait pas d’ailes. Son corps reptile longiligne flottait, suspendu aux cieux par une force invisible. Une onde légère le parcourrait, donnant presque l’allure tranquille à ce monstre de légende. Les dragons de son espèces, propres aux terres de l’Est, ne se mêlaient que rarement aux Hommes. En voir un d’aussi près constituait un privilège immense, quoique terni par la peur qu’il inspirait. L’air changeait de texture au contact de ses écailles, se chargeait d’une électricité paralysante.

Le dragon se remit en mouvement, fondant sur les aspirants en contrebas. Bientôt son corps emplit l’espace au-dessus d’eux, étouffants leurs exclamations de peur. La créature naguère immense rétrécit à vue d’œil, si bien qu’au moment où le bout de sa queue reparut, il eut été possible de la contenir dans un bâtiment.

Le dragon s’était arrêté devant Yue. L’un et l’autre se dévisageaient, immobiles, captivés, indifférents à la panique alentour.

Une foule considérable se forma autour d’eux en quelques instants : officiers, professeurs, soigneurs, venus en spectateur ou en défenseur. Personne ne manquait, pas même le général Hutehn. Il vociférait des ordres, appelant calme au milieu du chaos. Il interdisait à quiconque d’attaquer et enjoignait aux curieux de se retirer pendant que son second prenait en charge les aspirants qui durent reformer les rangs.

Soudain, tout s’expliqua. Un cortège sortit de l’ombre à l’angle d’un chemin couvert, formé de gardes et de servants. Ils escortaient une dame. Le long voile qui cascadait des larges bords de sa coiffe jusqu’à ses hanches gonflées de jupons cachait son visage. Pour autant, Rëvika crut la reconnaitre immédiatement, et son estomac se noua à l’idée d’avoir raison.

Le dragon se désintéressa de Yue tandis que la noble dame se détachait de sa suite et sortait de sa manche une main lourde de bijoux. Le dragon ainsi rappelé vint s’entortiller autour de l’auguste robe, ajoutant à sa majesté.

Le général Hutehn approcha à son tour. Il salua l’arrivante avec déférence, imité par tous les officiers présents, Rëvika comprise. La noble dame les releva tous d’un geste, puis signa un ordre à sa servante – celles aux cheveux grisonnants qu’avait déjà rencontré le commandant. Au milieu de leur échange, le dragon reprit subitement son élan vers le ciel en traçant d’amples courbes. Son envol fit valser les soies de la robe de noble dame et fit tomber son voile, révélant son visage.

Un hoquet de surprise s’éleva des rangs : celui de Yue qui venait de reconnaitre la mère de son père.



Yue n’aimait pas les surprises. Les bonnes comme les mauvaises lui donnaient l’impression d’une perte de contrôle, d’un manque de préparation ou d’un défaut de d’intelligence. Aussi, la venue de So Hae lui laissait un arrière-goût amer.

Ne lui avait pas assuré que la comtesse s’est fichait éperdument de son sort ? Que venait-elle faire là, à présent ?

Personne autour d’elle ne semblait avoir de réponse à sa question, ni le commandant Klalade, ni le général Hutehn, ni l’auxiliaire de celui-ci. Tous étaient réunis dans le bureau du chef d’établissement, pendus aux lèvres de la noble dame qui, avant de parler, persistait à laisser tiédir puis boire son thé.

Étendu sur les tuiles d’un bâtiment voisin comme un lézard sur un rocher, le dragon qui avait accompagné la comtesse se prélassait. Yue le fixait, autant pour tromper son angoisse que pour satisfaire sa curiosité. Il lui semblait connaitre la créature personnellement, avoir un passé commun avec elle. S’étaient-ils déjà rencontrés ? Par soucis de discrétion, Yue n’avait pas essayé de lui parler. Sa voix s’était tue. Pour autant, elle mourait d’envie de lui poser toutes les questions qui lui encombraient l’esprit.

— Le gouverneur s’attriste de ne plus vous voir chez nous, Général. Il s’inquiète d’avoir perdu votre amitié.

La voix de So Hae étonnait toujours Yue par sa puissance. Impossible de ne pas l’écouter lorsqu’elle prenait la parole.

— Je n’oserais m’appeler l’ami de votre père, Noble dame. Je suis son sujet et son obligé. Si ma compagnie lui est agréable, il n’a qu’un mot un dire pour me faire accourir.

L’affabilité seyait mal au général. Il sonnait faux sitôt qu’il cessait d’aboyer des ordres.

— Je lui transmettrai vos bons sentiments, promit So Hae.

— Merci, noble dame. Pardonnez-moi d’oser une question : était-ce le seul motif de votre visite ? En quoi la présence du commandant Klalade et de cette aspirante vous est utile ?

— Oh. Ainsi, vous l’ignorez ?

Les sourcils de l’officier s’incurvèrent.

— Yue et le gouverneur sont parents. L’âge l’attendrit, il s’intéresse maintenant à toute sa descendance, légitime ou non. Notre famille n’ayant plus compté de draconnier depuis feu mon époux, encore ne partageait-il pas notre sang, il est ravi d’en revendiquer une si jeune.

La comtesse émit un ordre muet, animant la servante restée en retrait. Elle vint présenter au général un rouleau de papier satiné, fermé par un nœud ornemental et une perle de jade.

— Il envoie ceci pour encourager les efforts de l’enfant. À compter d’aujourd’hui, elle portera le nom de Temehn. Mon père s’attend à pouvoir suivre ses progrès de près. Attendez-vous à ce qu’il vous interroge à son sujet la prochaine fois que vous nous visiterez. Vous aurez de bonnes nouvelles à lui transmettre, n’est-ce pas ?

Silence abasourdi. Mieux que le dragon avant elle, So Hae venait de changer la consistance de l’air.

— Nous comptons sur vous pour la traiter justement et lui apprendre beaucoup, reprit la comtesse. En ce sens, je suis heureuse que le commandant Klalade ait été désignée pour lui enseigner en particulier.

Le général Hutehn s’éclaircit la gorge pour se redonner contenance.

— Noble dame, j’ignore qui vous a informé mais le commandant Klalade n’est plus tout à fait en charge d’enseigner à votre parente. Si vous tenez à ce qu’elle ait un instructeur particulier, permettez-moi d’en recommander un tout aussi capable, et bien plus méritant.

Rëvika s’efforça de fixer un pan de mur pour ne pas lever les yeux au ciel.

— J’ai connaissance des mérites et des démérites du commandant Klalade. Tous me conviennent. Vous m’épargnerez vos recommandations.

La comtesse se tourna vers sa petite fille ahurie.

— Yue. Écoute et respecte ton professeur. Si tu lui manques d’obéissance, je veillerai à ce que le gouverneur te retire sa faveur. Ai-je été claire ?

Aucun son ne s’échappa de ses lèvres entrouvertes. Rien de tout ce qu’elle venait d’entendre ne lui paraissait clair.

— Yue, la pressa le commandant, la noble dame t’a posé une question. As-tu compris que tu dois faire beaucoup d’effort et être attentive ?

— Je… Oui, balbutia-t-elle. J’ai compris, madame la comtesse.

— Noble dame, la corrigea So Hae. Appelle-moi noble dame et pas autrement. Jamais.

Sa servante vint la soutenir sitôt qu’elle esquissa le geste de se lever. Une fois debout elle reporta son attention sur le général :

— Vous m’avez accueilli diligemment, aujourd’hui. Soyez-en remercié.


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