91.2

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Les ingérences des Temehn ne se limitèrent pas au nom qu’ils imposèrent à Yue. Bientôt, les billets frappés du sceau ducal plurent à la loge, noircis de toute sorte d’exigences. Il fallut d’abord que Yue changeât de fournisseurs. Linge, produits de toilette, encre, papier, huile, charbon et autres effets du quotidien ne devaient plus être achetés qu’à des maisons vassales ou alliées, quitte à y débourser plus d’argent. En contrepartie, la maison du gouverneur la pourvoyait en provision de bouche : des céréales en quantité au commencement de chaque lune, des fruits et légumes variés tous les cinq jours et du poisson frais tous les matins. La viande, puisque So Hae n’en consommait pas, n’avait plus sa place dans le cellier de sa petite-fille.

Yue dût aussi superposer le tampon des Temehn à celui de sa maison pour accompagner la moindre de ses démarches et cesser d’écrire son prénom en lettres communes pour leur préférer l’idéogramme associé.

Ses professeurs, tout du moins les administrés de la province, changèrent d’attitude à son égard au gré de ces bouleversements. Sans se montrer plus complaisants pour elle, ils s’investirent davantage dans sa formation particulière. Il n’était plus question de la soupçonner de tricherie ou de lui faire reprendre ses travaux – tout le traitait l’incident comme non-avenu – mais lorsqu’elle rendait un mauvais devoir ou répondait mal à une question, du travail supplémentaire et des leçons à réapprendre la coinçait tous les jours à l’étude.

Les aspirants aussi se comportèrent vite différemment. Ceux qui l’ignoraient autrefois et réciproquement se mirent à la saluer matin et soir du jour au lendemain, à s’enquérir de son humeur et de sa santé, à l’inviter à leurs tables et leurs jeux, à proposer de lui rendre des services ou pire, à lui en demander.

— Ils se sont tous transformés en Loug ! Je sais plus quoi faire pour qu’ils me laissent tranquille !

Le commandant Klalade riait de ses plaintes et lui donnait des ordres tout aussi contrariants que ceux de So Hae, notamment celui d’arrêter d’ignorer ses pairs.

— J’ai pas le droit de parler aux inconnus, rappelait alors Yue.

— Un de ces jours, il va vraiment falloir que tu m’expliques ce que tu appelles un inconnu. En attendant, fais un effort, au moins pour dire bonjour et au revoir.

Yue fit de son mieux pour être polie, quoi qu’elle échoua souvent faute de patience. Ses cours, ses entrainements et les lettres de la famille qui se rappelait subitement son existence l’épuisaient trop pour qu’elle se rappelât tout à fait ses bonnes manières.

Quant à So Hae, elle n’oubliait pas que les esclaves de Yue ne lui avaient pas fait la meilleure impression lors de leur première rencontre. Un jour, elle exigea qu’ils vinssent compléter leur éducation au manoir du duc à raison de trois demi-journées par décan pour Io Ruh et huit pour Bard.

Yue trouva là les limites de sa complaisance, opposant un non ferme à la noble dame. Sa récente expérience lui avait trop bien prouvé qu’elle ne pouvait ni laisser ses esclaves seuls chez d’autres mestres, ni faire entrer les esclaves d’autres mestres chez elle pour les remplacer.

Au milieu de ce chaos, décolérer s’avérait difficile. Yue se sentait aussi courroucée qu’au premier jour, sinon plus ; son humeur pesait sur le petit appartement comme une chappe de plomb, coupait court à toutes les conversations et empêchait tous les plaisirs du quotidien. Fidèle à sa promesse, Yue réservait son jugement disciplinaire pour un jour d’accalmie qui n’arrivait pas, sans se rendre compte qu’elle punissait déjà ses subordonnés par le reproche constant qu’exprimait son silence.

À son tour, Bard trouva bientôt sa limite. Les bouderies de Yue – car il ne s’agissait pas d’autre chose – ne l’affectaient pas outre mesure. La mal-être croissant et visible de Io Ruh, par contre, lui pesait beaucoup. Il comprenait que n’ayant jamais été autre chose qu’esclave et pour avoir placé toute son estime d’elle-même dans la qualité de son service, rien ne l’affligeait plus que l’idée de déplaire à sa mestresse. Au temps où elle prenait ses ordres du baron plus que de Yue, Io Ruh paraissait bien plus sereine et confiante, presque heureuse de pouvoir s’enfermer dans son rôle d’esclave modèle. Bard la préférait moins rigide, certes, mais supportait mal l’idée que ce fût au détriment de sa santé physique et mentale. Ainsi, au risque d’aggraver la situation, il prit une nouvelle initiative.

Un soir de mi-décan, tandis que Io Ruh dormait profondément et que la lampe de Yue brillait encore à travers les parois de bois sculpté et de papier, il se permit une incursion dans son espace privé. Il la trouva qui feuilletait son recueil de contes aranites : celui offert par Ibranhem. À force de se les entendre lire, elle en connaissait toutes les histoires par cœur et n’avait qu’à déchiffrer le premier mot d’une page pour la rappeler toute entière à sa mémoire. Il lui arrivait aussi de passer de longues heures à détailler les illustrations pour en interpréter chaque détail. Lorsqu’ayant remarqué Bard, elle laissa tomber le livre sur ses genoux, le fabuleux vit qu’elle étudiait la carte qui prenait toute une double page du recueil. Il songea qu’à travers cette distraction, Yue s’adonnait peut-être à un exercice théorique.

— Qu’est-ce que tu veux ? soupira-t-elle.

Bard referma soigneusement la paroi pour les isoler, puis s’agenouilla aux pieds du lit.

— À quoi tu joues, encore ?

— J’aimerais te parler. S’il te plait.

Yue croisa les bras. Comprendre, je t’écoute à contrecœur. Bard ne fit aucun détour :

— Je viens te demander ma punition et le pardon de Io Ruh. Je suis plus fautif qu’elle. Agir dans ton dos, c’était mon idée. Tu vois aussi bien que moi à quel point ça la rend triste de t’avoir manqué d’obéissance. Tu peux me priver de tout ou m’envoyer recevoir des coups aux quartiers de discipline, si tu préfères, mais j’ai besoin… d’avancer. Pas toi ?

Yue leva les yeux au ciel, les lèvres tordues en une expression équivoque.

— Tu crois que c’est ça, le problème ? Que j’ai pas encore passé mes nerfs sur toi et que tout sera fini quand ce sera fait ?

La question laissa le fabuleux sans voix. Lui qui avait espéré prendre Yue de court pour mieux la disposer à écouter se trouvait pris à son propre piège.

— Le problème, c’est que je peux pas te faire confiance, que je te parle dans le vide ! reprit véhément Yue. Est-ce qu’après t’avoir puni je pourrai te refaire confiance ? Pour pas refaire une fugue ou pour pas reprendre de décisions à ma place ? Est-ce que je pourrai être sûre que tu me caches plus rien ? Et si je te pardonne encore, ça veut dire quoi ? Que j’accepte que tu fasses ce que tu veux sans m’en parler ? Je suis ta mestresse, alors je te donne des ordres et t’aimes pas ça, je sais, mais j’ai jamais rien fait dans ton dos ou sans te demander ton avis. Je t’ai toujours laissé le choix quand je pouvais, même pour la seule fois où je t’ai puni. Pourquoi tu… Toi non plus, tu me fais pas confiance, c’est ça ? Tu penses que suis pas capable de faire ce qui est bien pour tout le monde ?

Bard ouvrit la bouche sur une absence de paroles. La question de Yue appelait-elle autre chose qu’un silence contrit ? Sa trop jeune mestresse ne se trompait pas. Le fabuleux croyait à son bon vouloir, mais pas en ses capacités décisionnelles. Il n’eût probablement pas été meilleur mestre qu’elle à onze ans, mais c’était égal. Il se méfiait instinctivement des erreurs graves qui lui restait à commettre.

— Qu’est-ce que je peux faire pour regagner ta confiance et te prouver que tu as la mienne ? hasarda-t-il.

Yue ferma son recueil d’un geste lent, presque omineux.

— Rien. Je vais faire un effort pour cette fois, mais ce sera tout. Si tu me poses encore problème, je te ferai vivre sous ta forme de dragon pendant au moins un an. Et si tu me poses encore problème à ce moment-là, je te cèderai à l’ordre. Je te l’ai dit quand t’es revenu de ta fugue : je peux te rendre la vie plus facile ou t’empêcher de gâcher la mienne. C’est toi qui choisis.

La menace de Yue – sa promesse ? – le pétrifia. Il la trouvait plus cruelle que celle de toute autre torture. La seule idée d’être privé de ce qui lui restait de vie humaine le blessait physiquement. Il sentait comme une lame lui traverser la gorge, lui passer par le cœur et les poumons, lui trancher les viscères.

— Tu comptes réellement faire ça ?

Sa voix se brisa sur chaque syllabe. Il se reconnut à peine sous ce ton d’enfant apeuré.

Yue se détourna de son esclave, voilant son expression de pénombre.

— J’essaies de t’aider, tous les jours, de toutes mes forces, reprit Bard. Pourquoi tu me traites comme si je te voulais du mal ?

Yue ne reprit la parole que pour se dérober à la question.

— J’ai changé d’avis pour la proposition de la noble dame. Tu vas aller prendre des leçons là-bas et Io Ruh aussi. Vous vous débrouillerez pour faire toutes vos corvées quand même, je ne veux plus d’inconnus ici.

Yue se dépêtra de ses draps pour ouvrir sa chambre à la pièce principale. Sans trop de surprise, Io Ruh s’était réveillée ou peut-être n’était-elle pas tout à fait endormie pour commencer. Assise sur son futon, elle bascula sur ses genoux et s’inclina en voyant sa mestresse.

— Tu as entendu tout ce que je viens dire ? l’interrogea froidement Yue.

— Oui, Mestresse.

— Tu n’as que trois leçons par décan à prendre, alors tu iras aussi chez dame Ye Sol pour l’aider avec son livre, si elle a encore besoin de toi.

Yue se retourna vers Bard sans laisser à Io Ruh le temps de d’acquiescer.

— T’es content ? Tu l’as, ta punition. Est-ce qu’on a avancé ?

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