92.1

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Un frisson courait sous la peau de Loug comme le soleil sur la cuirasse de Trilil. Le dragon paraissait immense à l’aspirant ; terrible, presque autant que celui qui avait ravagé le village de son enfance ; merveilleux, comme ceux des contes qui l’avaient bercé.

— Il est magnifique, s’extasia-t-il.

— Elle, rectifia son référent. Trilil est une femelle.

Loug reconsidéra la créature. Ses cornes lui parurent effectivement plus petites que celles d’un mâle adulte de la même espèce. Ses écailles s’épaississaient et fonçaient au niveau des flans, passant d’une teinte de cendre à une teinte de suie.

— Alors… je peux vraiment voler avec votre monture ? Vous disiez…

— T’as toujours pas appris à fermer ta gueule, toi ?

Le lieutenant écendra son cigare en soufflant sur l’aspirant un nuage âcre qui le fit grimacer, puis se défit de la veste qui lui drapait les épaules pour la lui jeter.

— Mets ça. Elle est plus habituée à mon odeur qu’à la tienne.

Loug s’exécuta. Les manches flottaient autour de ses bras à la musculature timide. Il se sentit petit.

— Puisque t’es curieux et pas complétement con, je vais te dire : tout se résume à une histoire de papier. Si tu crèves pendant ta formation en montant un dragon que je te prête, alors que je sais qu’il est pas commode, un connard de bureaucrate va glisser un papier dans mon dossier qui fera faire la grimace à tout ceux qui examineront ma candidature pour monter en grade, mais ce genre de papier peut se perdre en deux ou trois ans. Si tu crèves pas, mais que tu finis recalé pour aller grossir les rangs de l’infanterie, va falloir que j’attende deux ou trois ans de me faire confier un nouveau mentorat. Tu me suis, Psàr ?

Loug opina plutôt que de risquer une parole. Aux yeux de son référent, sa mort et son échec s’équivalaient. En cela, leur point de vue convergeait plus ou moins.

— Par contre, si tu te débrouilles pour obtenir ta certification, je reçois un papier beaucoup plus jouasse et vachement utile, que j’ai vraiment besoin d’avoir au plus vite. Un relais de draconnerie va être mis en service dans une ville nouvelle près de chez moi d’ici moins d’un an. J’y ai des relations. Si je suis fait capitaine avant l’été prochain, elle est toute à moi. Je serai pas encore officier supérieur, mais au moins, j’aurai un vrai poste à responsabilités, pas comme l’autre gaupe de Menèganne.

Le lieutenant Regò manquait rarement une occasion de dire du mal des autres, mais les insultes lui venaient avec un naturel déconcertant, presque compulsivement, lorsqu’il évoquait le commandant Klalade.

— Vous connaissiez le commandant avant cette année ? supposa Loug.

— Vivi ? On n’a pas baisé, si c’est ta question, mais oui, je la connais bien. On a bossé ensemble à la draconnerie impériale pendant un temps.

Trilil s’agitait dans son sommeil. Ses paupières tremblaient, comme prêtes à s’ouvrir. Loug inspira profondément pour calmer son angoisse. Le lieutenant avait privatisé la zone de vol pour trois heures, de sorte qu’aucun autre dragon ou draconnier ne pût perturber la prise de contact avec Loug et leur premier vol.

— Attends qu’elle soit vraiment réveillée et qu’elle t’ait dans son champ de vision pour l’approcher si tu veux pas te faire bouffer un bras. Ça vaut pour Trilil et pour Rëvika, si jamais. Cette hystérique est pas gérable, elle a déjà fait cracher ses dents à un pauvre bleu d’auxiliaire envoyé pour la réveiller pendant une urgence.

Loug serra instinctivement les poings en se rappelant du jour où le commandant s’était proposé de lui arracher les ongles. Son référent brûlait les derniers millimètres viables de son cigare. Quant à Trilil, elle ouvrait enfin les yeux dans un crissement aigu.

— Au travail, jeta Regò en même temps que son mégot. Harnache-toi vite tant qu’elle est calme, qu’on n’y passe pas l’Éternité.

Les dragons de la mer hurlante, surnommés dragons tempête, étaient taillés pour voler dans des conditions extrêmes. Ainsi, pour les monter, il fallait étroitement se sangler à la selle de la taille aux chevilles, soit se priver d’une liberté de mouvement nécessaire à bien des manœuvres. C’était une monture de messagers, dont la mission se résumait souvent à passer en force à travers tout intempérie pour assurer la liaison entre des points stratégique.

Loug ne s’était jamais vraiment imaginé à ce genre de poste. Ses rêves d’enfant l’avaient toujours placé au centre de tableaux épiques, brandissant des épées reliquaires, invoquant feu et foudre pour occire des chimères de légende…

— T’es sourd, Psàr ? Bouge-toi. T’as des lunes de retard à rattraper avant la fin de l’été, et faut encore qu’on s’occupe du cas de la fabuleuse.

— Pardon ? hasarda Loug, confus. Quelle fabuleuse ?

Son référent braqua sur lui des yeux énormes, qui voulaient tout dire – je perds patience, tu es un idiot fini, monte sur ce foutu dragon avant que je te mette mon poing dans la figure – sans répondre à sa question pour autant. Loug se reconcentra sur l’essentiel : sa légende personnelle, celle qui le ferait un jour héro et général, l’appelait à travers les petits cris discordants d’un dragon tempête.

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