97.1
Le vent hurlait d’avance aux oreilles de Loug, forçait le passage de sa trachée pour lui gonfler les poumons d’un air douloureusement condensait. Ses jambes tremblaient. Entre les jointures de ses doigts crispés, ses bras aussi.
La mise en place s’était faite de nuit : un mat de drapeau s’était enraciné dans le sol du terrain de vol, élevé très au-dessus des toits de la draconnerie. Plusieurs autres, similaires, définissaient un parcours circulaire dont la seconde extrémité se trouvait au relais Nord : ombre érigée dans la pâleur d’un matin gris. Chaque aspirant aurait à effectuer deux tours de piste, le premier en vitesse, le second en série prédéfinie de manœuvres aériennes. Un exercice simple en théorie.
Malgré le secret supposé de l’ordre de passage des épreuves pratiques, Loug savait qu’il serait septième à être évalué – confidence de son référent. Cela lui laissait un peu plus d’une demi-heure, ce qui lui paraissait à la fois trop et pas assez. La simple idée d’approcher un dragon le tétanisait.
Son entrainement intensif avait eu l’inverse de l’effet escompté. Tout était allé trop fort, trop vite. Domestiquée ou pas, Trilil n’aurait jamais dut lui servir de monture d’apprentissage. Cette chasseuse de tempête lui avait fait perdre la notion de direction, d’envers et d’endroit, de montée et de descente…
Il en avait contracté un mal d’une sévérité insensée, capable, semblait-il, de rendre les marins aguerris frileux de l’océan, de faire d’une étincelle de cheminée un cauchemar de forgeron, de rendre des chatons en cage effrayant aux yeux de chasseurs de grands fauves… Loug Psàr, aspirant draconnier n’ayant jamais voulu emprunter autre voie que celle des airs, des dragons et des héros qui les domptaient, avait peur de voler.
Cette peur ne l’avait pas frappé tout à coup, mais s’était lentement nourrie d’elle d’elle-même toute la fin de l’été, tout le début de l’automne, mue en une sorte de liquide dense et chaud qui, mêlé à son sang, lui alourdissait les membres et lui engourdissait les sens.
En avait-il parlé à son référent ? Non. Comment parler de quoi que soit à Cézerto Regò ? Le lieutenant se souciait plus de l’échec des autres que de la réussite de la réussite de Loug. Puisque la sélection des titulaires tenait du concours plus que de l’examen, ceux jugés ineptes à l’exercice de la draconnerie devant simplement être réorientés vers les corps d’infanterie, œuvrer dans l’un ou l’autre sens devait mener au même résultat, selon lui.
Trois incidents suspects avaient déjà altéré le cours des épreuves : le premier jour, toute une chambrée avait reçu une pénalité de retard à un écris pour avoir été induits en erreur quant aux modalités de l’épreuve. Le lendemain, une poigné d’aspirants avait souffert d’inquiétant vertiges au sortir du mess, amenant de piètres performances à l’épreuve de tir qui avait suivi. Le jour suivant, cinq copies de stratégie territoriale curieusement identiques avait fait naitre le soupçon d’une fuite de sujet. Le sort des concernés restait à déterminer.
Jusque-là, Loug avait eu de la chance. Plus exactement, il avait eu les conseils de Regò, utiles à faire peur : Prend toutes tes informations relatives aux épreuves d’au moins trois sources ; prépare tes propres repas ; révise seul, n’accepte l’aide de personne ; n’empreinte rien ; vérifie ton matériel avant chaque épreuve.
Puis il y avait le plan.
Tout le monde peut jouer de malchance avec son équipement et se casser tous les os du corps au passage. Tu me suis, ou pas ?
Son référent lui avait confié une clef, le double de celle du local où le nécessaire de vol des candidats et de leur dragon avait été stocké en préparation de l’épreuve du jour. Loug avait été chargé de s’y introduire de nuit, trouver la selle de Yue et l’endommager en certains points discrets, mais critiques, de sorte qu’une inspection routinière ne révélât rien du sabotage, tout en rendant l’équipement inutilisable plus de quelques minutes. Au moindre à-coup – et il fallait en donner de rudes pour manœuvrer un dragon – les sangles devaient craquer, la selle basculer et la cavalière avec, forçant un atterrissage d’urgence ou, dans le pire des cas…
Loug s’était efforcé de ne pas se représenter l’acte dans tout son horreur, mais n’ignorait pas que le lieutenant Regò l’avait purement et simplement incité à tué une aspirante.
Loug ne voulait pas devenir un meurtrier. Mais Loug tenait à son rêve d’enfant plus qu’à l’enfant arrogante qui s’était toujours cru trop bien pour lui adresser la parole. Le dilemme l’avait longtemps fait vaciller devant la porte du local. Il avait pourtant fini par se décider.
Le nom de Yue fut appelé avant tout les autres. Sa silhouette se détacha du rang, minuscule, grêle, rose et blanche comme une poupée de cire. Tout en la sachant capable de le mettre au tapis sans vraiment essayer, Loug ne put s’empêcher de lui trouver l’air fragile. Ne se tenait-elle pas plus droite, d’ordinaire ?
Les examinateurs la jaugeaient depuis la galerie qui toisait le terrain, leur offrait une vue imprenable sur tout ce qui s’y passait et encore au-delà. À peine plus bas, plusieurs officiers de la caserne s’amassaient le long d’une coursive en spectateurs curieux. Le lieutenant Regò y occupait une place confortable, accoudé au garde-corps. Loug baissa les yeux pour ne pas s’en faire remarquer et se reconcentra sur Yue.
Son regard vairon paraissait en chercher un autre parmi ceux de ses observateurs. Celui du commandant Klalade, supposait Loug, ou de toute autre personne dont la présence pourrait la rassurer. Il vit à son expression qu’elle ne le trouvait pas et ce constat l’attrista plus qu’il ne l’aurait cru possible.
Une fois son dragon harnaché sorti de sa stalle, Yue salua. Trois fois.
Le premier salut, protocolaire, fut celui d’un soldat à ses supérieurs hiérarchiques. Le suivant, plus mondain, s’adressa à la noblesse civile des gradés réunis. Pour finir, elle tendit une jambe et inclina le buste en un geste théâtral ; une révérence d’artiste sur le point d’offrir une prestation à son public. Loug trouva la démonstration curieuse, presque gênante. À quoi jouait-elle ?
Son gant du cuir passa sur les écailles de son vulcanien en une carasse qu’il accueillit comme le plus docile des animaux domestiques. Yue l’enfourcha avec l’aisance tranquille d’une voltigeuse suffisamment expérimentée pour se soucier de la beauté de son geste.
L’envol fut puissant, la trajectoire efficace : une ascension progressive, calculée, stabilisée sans bavure. Intrépide, Yue se tenait presque debout sur sa selle en s’inclinant dans le virage. La voir faire laissa le souffle court à court. La simplicité du parcours, songeait-il, faisait insulte à sa technique.
En expirant, il sourit, hébété l’admiration qu’il se découvrait pour elle ; heureux, surtout, de n’avoir rien fait pour gâcher sa performance.
Loug tenait à devenir draconnier plus qu’à Yue, certes, mais ne pouvait pas se résoudre à mettre sa vie en danger pour y parvenir. Réaliser son rêve devait faire de lui un héros, pas un tueur de petite fille.
Il prévoyait de dire à son référent que, par excès de prudence pour ne pas la rendre flagrante, sa tentative de sabotage s’était avérée infructueuse. Regò le traiterait d’idiot et lui collerait quelques claques pour la forme, mais finirait par s’en remettre : mieux que n’importe qui se serait remis d’une chute de dragon.
Son premier tour fini, Yue fit prendre un nouveau degré d’altitude à sa monture pour manœuvrer plus à son aise. Bientôt, elle enchaina les figures bout à bout dans une continuité chorégraphique. Loug en oubliait presque qu’il assistait à un exercice militaire.
En repansant à sa façon de saluer avant de monter en selle, il se promit de l’applaudir à l’atterrissage.
Une rumeur trouble enfla subitement autour de Loug. Au beau milieu d’une figure ascendante, la trajectoire Yue et sa monture s’était mise à dévier, le ailes de son dragon à battre en dissymétrie. Bientôt, l’air les maintint plus en altitude. Ils dégringolèrent à la façon d’oiseaux fauché en vol par le tir d’un chasseur.
Perché sur sa coursive, le lieutenant Regò souriait.
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