97.2
☼
Il tombait.
Bard n’avait plus conscience que de sa chute inéluctable, du ciel qui s’éloignait et du sol que se rapprochait.
Ses ailes avaient cessé de battre. Son corps ne lui obéissait plus. Ses muscles dormaient, sourds aux hurlements de son esprits.
À travers un épais brouillard de sensations, il devinait les efforts de Yue pour redresser leur trajectoire, la force avec laquelle elle poussait sur ses étriers et tirait sur les sangles.
Subitement, l’étau de son équipement relâcha. Il glissa à travers. Un frisson familier lui traversait le corps : celui de son arcanne. Malgré lui, son enveloppe reprenait forme humaine. Ses ailes se rétractaient pour reformer des bras. Sa cuirasse minérale se fondait en une peau trop fine pour amortir le moindre choc.
L’étreinte froide de Yue se referma sur lui.
Leurs dix interminables secondes de sursis touchaient à leur fin.
☽
Combien de fois lui avait-on répété qu’elle finirait par se faire mal ?
Yue, ne court pas sur la corde raide ! Yue, ne fais pas de balançoire dans les cerceaux aériens ! Yue, ne monte pas sur le dos du griffon ! Jouer avec des chimères, c’est dangereux pour les petites filles !
Rien ne serait arrivé si elle avait été capable d’écouter au moins une fois.
Ce que tu peux être obstinée !
Son corps n’était plus qu’une immense douleur. Si elle avait su contre quoi les voix qui la houspillaient voulaient la mettre en garde, elle ne se serait jamais laissée convaincre par Dorisis, la petite fée qui l’avait supplié d’ouvrir sa cage, puis entrainée jusqu’au sommet de l’échelle d’où se lançaient les trapézistes.
Les barres ne s’étaient pas laissées empoigner par des mains de quatre ans.
Tombée sans peur, sans cri, Yue s’était crue en sécurité jusqu’au craquement sinistre de l’impact.
Le sang lui avait inondé la bouche. Il lui avait tacher ses beaux habits. Les mestres allaient encore la gronder, puis gronder Rin, et Rin la gronderait elle. Ou non, pas, gronder, hurler. Hurler qu’elle ne savait faire que des bêtises et qu’il regrettait qu’elle soit née.
Mais non. Pour la première fois, il l’avait prise dans ses bras sans crier, il lui avait parlé doucement. Il avait promis que tout allait bien se passer. Ses mots sonnaient comme un mensonge crédible. Son étreinte sentait la sueur, l’opium et la glycine. Cette odeur avait rappelé l’air dans ses poumons et libéré mile sanglots de l’étau de sa gorge.
En guise de coupable, car il en fallait toujours un, les mestres avaient choisi Dorisis, ordonné à Guirot de refermer son poing de bourreau sur les vingt centimètres fragiles de l’être lumineux.
Les fées brillent plus fort quand elles vont mal, pour appeler à l’aide. J’avais oublié. J’aurais pas dû oublier.
Tout avait toujours été de sa faute. Et pendant ce temps, la douleur enflait. Bientôt, elle prendrait plus de place dans la Réalité que son corps émietté par la chute.
☼
Son crâne trop lourd lui interdisait de soustraire son visage au rai de soleil qui lui cuisait la peau. Ses lèvres tremblaient autour des mots qu’elle essayait d’articuler.
— Ne t’agite pas, tu vas faire sauter tes…
Points de suture, devina-t-elle. Le vocabulaire médical lui manquait, en xe-en, mais la sensation qui lui tiraillait la peau et lui enflammait la chair laissait peu de place au doute. Malgré l’avertissement, le soleil la gênait trop pour qu’elle se calmât.
Une ombre vint occulter le rayon dans un claquement sec. L’apaisement fut presque immédiat.
— Je peine à croire qu’une petite chose de ta consistance ait survécu si longtemps à un quotidien aussi brutal.
Yue trouvait la voix grave et lente qui s’adressait à elle désagréablement familière. Elle essaya d’ouvrir les yeux pour lui associer un visage. Impossible.
Interrompant son effort, un pincement au cœur la renfrogna sous une coulée de larmes chaudes. Yue venait de tomber. Pourquoi personne ne la serrait dans ses bras ? À la place, le sommeil se refermait sur elle comme le poing d’un géant sur son corps brisé.
Penché au-dessus du lit de sa nièce, Il Hyo replaça sa nuque dans l’alignement de sa colonne en se retenant de lui tordre le cou. Une bonne posture réduirait le risque de complications inutiles et il ne tenait pas à la veiller longtemps.
Il savait que, sitôt l’enfant guérie, la noble dame trouverait une autre humiliation à lui infliger, mais il lui semblait que rien ne pouvait être pire que de devoir s’occuper de la progéniture de celui qui fut presque son frère.
— Tu m’auras empoisonné la vie jusqu’au bout, Yo Rin.
L’odeur particulière qui flottait autour des convalescents rendait Il Hyo malade. Il l’avait trop sentie au chevet de ses parents. La noble dame ne l’ignorait pas. Elle prenait sans doute plaisir à lui faire respirer la lourdeur cet air.
Il céda au besoin impérieux de quitter la chambre avant l’arrivée des servantes supposées le relever. Yue ne mourrait pas pour attendre une heure. Et quand bien même…
Le vent matinal le revigora un peu, marcher lui dégourdit un tantinet les jambes mais l’effort le fatigua plus vite qu’il n’aurait voulu l’admettre.
Le hasard de ses pas l’éloigna plus qu’escompté, néanmoins. Avant de s’en rendre compte, il se trouvait à la croisée des flux de domestiques plus bas dans la résidence. Les uns entretenaient les pendant que d’autres transportaient des plateaux d’un bâtiment à l’autre.
Plusieurs voitures encombraient la cour d’accueil en contrebas assorties de leurs suites.
L’état de la fille de Yo Rin attirait du bien monde. Pour ne pas changer et malgré ses vingt-trois ans, Il Hyo ne semblait pas avoir été invité à participer à la conversation des adultes.
Annotations